Albert Camus 1913-1960





divers articles, sans ordre chronologique, sur l'homme..


Salut à Albert Camus

À propos du prix Nobel de littérature

Ecrivain de la liberté


Albert Camus vient de recevoir le Prix Nobel de Littérature et tous les hommes libres en ressentent une joie à laquelle nous nous associons, non pas que nous soyons tellement attachés aux consécrations officielles, mais le laurier académique va projeter sur l'écrivain et son œuvre une attention trop souvent dispersée par des futilités que cautionne l'actualité littéraire.
L'œuvre d'Albert Camus est multiple. Romancier, essayiste, auteur dramatique, journaliste, cet écrivain encore jeune a déjà publié une douzaine de volumes. L'Etranger, qu'édita Gallimard sous l'Occupation, le révéla au grand public, mais c'est Le Mythe de Sisyphe qui devait asseoir sa réputation parmi une jeunesse intellectuelle échappée à la guerre, avide d'examen intérieur. Essais sur « l'Absurde » se, sont écriés les « directeurs » ? Peut-être n'a-t-on pas assez mis l'accent sur les contradictions évidentes qui opposent l'homme neuf, l'homme brute, l'homme « donné », aux gestes qu'exige de lui une société dans laquelle il s'inscrit, contradictions que l'ouvrage soulignait et qui dépassait la simple constatation de l' « absurde ». Collaborateur quotidien de Combat au lendemain de la Libération, les chroniques de Camus, qui marquèrent d'un ton nouveau le journalisme d'alors, ont été réunies sous le titre d'Actuelles. Un autre de ses romans, La Peste, obtint un succès considérable et a été vendu à près de deux cent mille exemplaires. Homme de théâtre, Albert Camus a successivement donné Caligula, œuvre du plus pur classicisme, écrit avant la guerre, Le MalentenduL'État de siège et enfin Les Justes où les principes ballottés par la tourmente révolutionnaire se heurtaient avec fracas. Depuis, les livres se sont régulièrement succédé et La Chute comme L'Exil et le Royaume sont venus confirmer la maîtrise de l'écrivain, un des premiers de sa générations.
Mais quelle que soit la valeur littéraire de ces ouvrages, L'Homme révolté reste la pièce maîtresse de son œuvre. Et c'est la résonance de cet essai magistral qu'un certain nombre de personnages consulaires ne lui ont jamais pardonnée.
1950 ! Cinq années se sont écoulées. Le groupe d'intellectuels, que la résistance a rassemblés en masquant les problèmes essentiels, éclate l Des clans se forment que la politique dégrade. Les uns sont influencés par le marxisme militant, les autres par le RPF que Malraux a rejoint, certains rétablissent le contact avec les hommes de lettres compromis sous l'Occupation et qui ont survécu à l'épuration[[Il est entendu qui nous ne confondons pas, avec ces personnages, André Breton, qu'une querelle esthétique au sujet d'un chapitre de L'Homme révolté (Surréalisme et Révolution) opposa à Camus. L'indépendance comme la probité intellectuelle de Breton sont au contraire un réconfort pour ceux qui sont obligés, par nécessité professionnelle, de tripatouiller dans les eaux sales qui enserrent les cafés « littéraires ».]].
Contre le courant, Albert Camus se dresse seul. Il prétend faire le bilan des valeurs sur lesquelles la révolution qu'on nous propose s'arc-boute. Il décrit la révolte comme le moteur de l'évolution. Il en trace la limite : la survie de l'homme détenteur de cette révolte qui périt lorsque l'homme disparaît. Il écrit dans L'Homme révolté : « La révolte prouve qu'elle est le moment même de la vie et qu'on ne peut la nier sans renoncer à vivre. Son cri le plus pur, chaque fou fait se lever un être. » Ou ; « Aussitôt que la révolte, oublieuse de ses généreuses origines, se laisse contaminer par le ressentiment, elle nie la vie, court à la destruction, fait se lever la cohorte des ricanants, de ces petits rebelles, graines d'esclave qui finissent par s'offrir aujourd'hui, sur tous les marchés de l'Europe, à n'importe quelle servitude. »
En refusant le clan, l'écrivain construit son raisonnement sur l'aspect actuel de l'homme. Mieux, lorsqu'il parle du peuple ou lorsqu'il parle au peuple, il se garde de prétendre à l'infaillibilité.
Les clans auraient pardonné à Albert Camus un choix entre leurs servitudes, mais Camus homme libre, offrant aux hommes sa propre philosophie de la liberté, ils s'indignèrent ! L'attaque fut décidée.
Il fallait tout d'abord isoler l'écrivain du monde du travail. Un plumitif obscur, client de Monsieur Sartre, ce personnage ridicule que périodiquement les communistes pressent pour en extraire le sirop puis rejettent lorsqu'il est devenu flasque, se chargea de l'affaire ! Mal, il faut en convenir ! Puis le patron lui-même donna de sa personne dans Les Temps modernes et alors Albert Camus se révéla polémiste. Les travailleurs qui s'intéressent aux mouvements de l'esprit ne sont pas près d'oublier le « fauteuil toujours dans le sens de l'histoire » dans lequel l'écrivain installa le philosophe du Pont des ânes. D'autres attaques plus doucereuses suivirent. Camus avait regagné le giron de la bourgeoisie ! Dieu lui tendait les bras ! Simone de Beauvoir, elle, écrivait Les Mandarins, ouvrage infect qui obtint le Goncourt ! La réponse nous l'avons entendue aux carrefours où les hommes libres se sont rencontrés pour défendre les peuples opprimés. Aux tribunes de la liberté, la présence de Camus est certaine et si parfois nous le voyons silencieusement s'éloigner, si parfois nous découvrons chez lui une réticence à se mêler, le temps démontre que sa prudence doit rester la règle de l'homme lorsque les circonstances l'obligent à côtoyer le personnel politique.
Les années ont coulé fécondes pour l'écrivain, les ouvrages se sont accumulés. Sa notoriété a grandi. Mais la récompense qu'il vient de recevoir démontre que les hommes dont il a déchiré l'alibi n'ont rien appris ni rien oublié. Cette fois c'est Pia, dont mon ami Prévôtel parle dans une colonne voisine, c'est Rebatet, c'est Klébert Haedens qui assurent la relève. Ces deux derniers tonnent au nom de la culture et de la philosophie et on se demande qui a bien pu les persuader de leur compétence en la matière. Le fait d'avoir pendant une période tragique appartenu au clan des « chourineurs » et l'amertume de ne pas pouvoir rétablir dans les lettres l' « ordre » cher au sinistre Maurras paraîtront des raisons assez minces même pour les lecteurs des feuilles où ils sévissent.
Installé à la suite de Romain Rolland, d'Anatole France, de Roger Martin du Gard, d'André Gide, Albert Camus peut tranquillement attendre le jugement de l'histoire.
Son œuvre est entre les mains des hommes libres.
Qu'on nous entende bien, nous ne sommes pas de la race des amis de Monsieur Sartre qui n'hésitent pas à annexer Louise Michel, ni de celle des amis de Monsieur Rebatet qui, sous l'Occupation, annexaient Proudhon. Nous aimons Camus parce qu'il a su rester Camus et cela seul nous importe.
Sur les chemins difficiles que l'homme, en marche vers la condition humaine, gravit péniblement, il est des haltes. Le Prix Nobel de la Littérature est pour Albert Camus une de ces haltes, l'occasion de souffler, de faire le point. Avant qu'il reprenne une course qui parfois croise la nôtre, nous voulons dire, pour que ceux qui nous entourent l'entendent : salut à Albert Camus écrivain de la liberté, salut à Albert Camus notre camarade.



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Camus : les libertaires et la non-violence

Le 4 janvier 1960, Albert Camus décédait dans un accident de voiture. Pour le cinquantième anniversaire de sa mort, les hommages sont nombreux, les tentatives de récupération également. Le summum était atteint par la tentative de « panthéonisation » menée par Nicolas Sarkozy. Le transfert au Panthéon des restes de Camus a été heureusement évité, grâce à l’opposition formelle de son fils Jean. Mais ce n’est pas fini. En 2013, Marseille sera capitale européenne de la culture et elle fera de Camus sa « figure tutélaire ». Opéra, ballet, colloque, exposition et même matchs de football seront alors organisés. Tout cela contribuera à montrer un Camus totalement aseptisé. Ces manifestations feront tout leur possible pour ne pas parler du lien qui unissait Camus avec les libertaires. Ces relations ont été mises en évidence par Lou Marin dans un ouvrage paru en 2008 1. La même année, un colloque était organisé sur ce thème à Lourmarin 2, ce village du Vaucluse où Camus avait acheté une maison avec l’argent qu’il avait reçu pour le prix Nobel et où il a été enterré. Le 4 janvier 2010, les éditions Égrégores et Indigène Éditions organisaient une rencontre au théâtre Toursky de Marseille, intitulée Albert Camus avec les libertaires. Des textes de Camus ont été lus par Richard Martin, Aïcha Sif et Benjamin Barou-Crossman. Claire Auzias a parlé de son expérience d’éditrice des textes libertaires de Camus. Jean-Pierre Barou a évoqué le débat entre Camus et Sartre à propos du terrorisme. L’intervention de Lou Marin, Camus et sa critique libertaire de la violence, est aussi le titre de la brochure qui est parue récemment chez Indigène éditions 3. L’auteur a milité à partir de 1979 dans le mouvement antinucléaire en Allemagne. Il participe à la revue anarchiste non violente Graswurzelrevolution et est un membre actif du Cira (Centre international de recherches sur l’anarchisme) de Marseille. Son pseudonyme est un hommage évident à Albert Camus qui s’est longtemps interrogé sur l’utilisation de la violence. Il a toujours été partisan de la liberté des peuples de la Hongrie à l’Algérie, en passant par la Tchécoslovaquie et l’Espagne. Pendant la Résistance, il avait appris la contre-violence, mais contre son gré. Il était conscient des contradictions qui peuvent exister entre la nécessité de la lutte des peuples et son désir de non-violence. Il écrivait « la violence est à la fois nécessaire et injustifiable » mais aussi « la non-violence est souhaitable mais utopique ». Son soutien aux luttes des objecteurs de conscience est ancien. Dès 1949, il refuse « toute légitimation de la violence ». Pour changer les choses, il ne faut plus tuer celui qui détient le pouvoir. Produire de nouvelles victimes ne sert à rien. La révolution doit être fidèle aux valeurs de la révolte et défendre la vie. En 1955, il rédige un hommage à Gandhi et en 1958 il souhaite que les méthodes de cet homme politique indien soient appliquées par les militants algériens. À la fin de sa vie, Camus critiquait la double dimension de la violence : celle du capitalisme et celle des mouvements révolutionnaires. Il avait développé cette attitude en dialoguant avec les libertaires et avait toujours en tête l’idée d’une révolution non sanglante.



1Albert Camus et les libertaires (1948-1960) : écrits rassemblés par Lou Marin. Marseille : Égrégores, 2008. 361 pages. 15 euros.
2. Le don de la liberté : les relations d’Albert Camus avec les libertaires. Lourmarin : Rencontres méditerranéennes Albert Camus, 2009. 163 pages + 1 disque audio. 18 euros.
3Camus et sa critique libertaire de la violence par Lou Marin. Montpellier : Indigène, 2010. 24 pages. 3 euros.

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Camus, homme de combat

Cher Monsieur Germain,
J’ai laissé s’éteindre un peu le bruit qui m’a entouré tous ces jours-ci avant de venir vous parler de tout mon cœur. On vient de me faire un bien trop grand honneur, que je n’ai ni recherché ni sollicité. Mais quand j’en ai appris la nouvelle, ma première pensée, après ma mère, a été pour vous. Sans vous, sans cette main affectueuse que vous avez tendue au petit enfant pauvre que j’étais, sans votre enseignement et votre exemple, rien de tout cela ne serait arrivé. Je ne me
fais pas un monde de cette sorte d’honneur. Mais celui-là est du moins une occasion pour moi,
et pour vous assurer que vos efforts, votre travail et le cœur généreux que vous y mettiez sont toujours vivants chez un de vos petits écoliers qui, malgré l’âge, n’a pas cessé d’être votre reconnaissant élève. Je vous embrasse de toutes mes forces.

Albert Camus
Une question d’actualité est à l’heure actuelle rejointe par une autre. Des directeurs d’écoles prestigieuses et des ministricules s’interrogent sur l’opportunité ou non d’admettre des quotas de boursiers dans leurs établissement. Répondre par l’affirmative c’est admettre que les pauvres sont des cons et qu’ils n’ont pas besoin d’accéder à la culture – encore qu’on puisse émettre des doutes sur le contenu idéologique de l’enseignement de ce genre d’école, mais c’est une autre histoire. Répondre par la négative, c’est considérer que la sélection va opérer et que les élites vont émerger de tous les milieux sociaux. Toute considération sur la nécessité de la lutte des classes mise à part, bien entendu.
La deuxième question d’actualité, encore que les lampions de la fête sont en train de s’éteindre, est celle de l’anniversaire de la disparition brutale d’Albert Camus il y a cinquante ans. Ces questions se rejoignent quand l’on sait qu’Albert Camus était un enfant de la misère crasse des pieds-noirs, orphelin de guerre a 1 an, et dont la mère, presque sourde, était illettrée. Bien mauvais départ pour celui qui obtiendra le prix Nobel de littérature a même pas 45 ans. L’école républicaine aurait-elle parfois la vertu d’emmener ses enfants boursiers au plus haut ? Camus, qui ne s’y est pas trompé, dédicacera le discours de réception de son prix à son instituteur Louis Germain. Il lui écrira également une lettre émouvante en novembre 1957 (voir ci-dessus) pour lui témoigner de sa reconnaissance et, en filigrane, de sa lucidité et de son profond respect envers l’école républicaine.
Lors de cette célébration, dont on notera certains aspects mercantiles, des flots presque intarissables de louanges se sont fait jour, des livres, des éditions spéciales, des hors-série, des DVD, des trucs et des machins. Tout ce fatras de marchandises, pas de forcément de mauvaise qualité d’ailleurs, mais en avalanche, pour témoigner de l’attachement à cet écrivain toujours apprécié et toujours défenseur des libertaires que nous sommes. On y a lu les vrais copains, des compagnons de route (si j’ose dire, eu égard aux circonstances de sa mort), et même un ancien de La Cause du peuple, et c’est suffisamment rare pour être remarqué, écrire un très bel article dans Libération intitulé « Albert Camus, ce libertaire qu’on voudrait ignorer » (4 janvier 2010). Difficile de faire le tri des tentatives diverses et variées de récupération de l’homme et de sa pensée, et des témoignages sincères et attachants. Il est sans nul doute inutile pour nous autres libertaires de procéder à cette tentative-là, tant l’attachement de Camus aux faits et causes libertaires était évidents. Terminons par ces phrases prononcées à Saint-Étienne en 1953 :
« Les opprimés ne veulent pas seulement être libérés de leur faim, ils veulent l’être aussi de leurs maîtres. Ils savent bien qu’ils ne seront effectivement affranchis de la faim que lorsqu’ils tiendront leurs maîtres, tous leurs maîtres, en respect. » Et plus loin : « La société de l’argent et de l’exploitation n’a jamais été chargée, que je sache, de faire régner la liberté et la justice. Les États n’ont jamais été suspecté d’ouvrir des écoles de droit dans les sous-sols où ils interrogent leurs patients. Alors quand ils oppriment et qu’ils exploitent, ils font leur métier et quiconque leur remet sans contrôle la disposition de la liberté n’a pas le droit de s’étonner qu’elle soit immédiatement déshonorée. »
Quant à la grotesque affaire de savoir si Camus devrait mourir une deuxième fois au Panthéon, la réponse définitive a cette question viendra de Catherine Camus, sa fille, qui a déclaré, avec tout le charme de l’insolence : « Je répondrais à cette question quand ça n’intéressera plus personne ! »
Il ne nous reste plus qu’à le relire.

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Albert Camus et la pensée libertaire

Voilà un sujet d'étude que lycéens et étudiants ont peu de chance de se voir proposer. Quant aux professionnels de la critique, qu'elle soit littéraire ou philosophique, ce n'est pas sous cet angle qu'ils abordent Camus. On lit Albert Camus mais on le lit souvent mal. Est-ce que sa pensée dérangerait ?
Pour les uns, c'est l'écrivain de l'absurde, pour les autres un moraliste bien pensant dissertant sur la révolte sans souci d'efficacité (critique de gauche pour simplifier) ou un adversaire du communisme (essai de récupération de droite). Ces diverses approches, par leur côté réducteur, sont autant de négations d'une pensée de l'équilibre entre justice et liberté, absurdité et révolte, homme et société, vie et mort.

De Bab-el-Oued au prix Nobel
Rien ne prédisposait Camus à obtenir le prix Nobel de littérature. Né en 1913, dans une famille pauvre, il perd son père en 1916, tué à la bataille de la Marne. Élevé par sa mère qui fait des ménages et ne sait pas lire, il est remarqué par son instituteur qui le présente à l'examen des bourses du secondaire. Bachelier, mais aussi footballeur et membre d'une troupe théâtrale, Camus, atteint de tuberculose, ne peut se présenter à l'agrégation de philosophie.
Qu'importe ! Camus se lance dans l'aventure journalistique avec Pascal Pia. C'est Alger républicain où Camus se fait remarquer par des enquêtes qui dénotent sa volonté de justice et son souci de ne pas renier ses origines. Parallèlement, Camus commence à écrire et à publier L'Envers et l'endroit en 1937, Noces en 1939, L'Étranger et Le Mythe de Sisyphe en 1942. Commence alors l'aventure de la résistance dans le réseau de résistance Combat. Il fait partie de la rédaction de Combat clandestin. À la Libération de Paris en 1944, première diffusion libre du journal Combat dont Camus est rédacteur en chef... et qu'il quittera en 1947 quand ce journal perdra sa liberté de parole. Il publie La Peste en 1947 et L'Homme révolté en 1950.
L'actualité algérienne ne le laisse pas indifférent et comme il avait tenté d'alerter l'opinion métropolitaine lors du soulèvement de Sétif en 1945, il le fait au début de la guerre d'Algérie sans résultat, le processus étant trop avancé. En 1957 l'Académie suédoise lui décerne le prix Nobel. Paraîtrons encore, La Chute en 1956, Réflexions sur la guillotine en 1957 avant que Camus ne trouve la mort dans un accident de voiture le 4 janvier 1960. Quarante-sept ans d'une vie bien remplie !

De l'absurde à la révolte
Le thème de l'absurde est au centre de trois oeuvres de Camus : L'ÉtrangerCaligula et enfin Le Mythe de Sisyphe, essai dont l'ambition est de nous faire réfléchir sur notre condition d'homme. Cette réflexion, devant la découverte de toute raison profonde de vivre, débouche sur le sentiment de l'absurde. Camus pose alors la question du suicide. Mais c'est pour l'écarter, car le suicide n'est pas seulement la constatation de l'absurde, mais son acceptation. Il écarte également la foi religieuse, les métaphysiques de consolation et nous propose la révolte, seule capable de donner à l'humanité sa véritable dimension, car elle ne fait dépendre notre condition que d'une lutte sans cesse renouvelée. L'absurde n'est pas supprimé, mais perpétuellement repoussé : La lutte elle-même vers les sommets suffit à remplir le coeur d'un homme. Il faut imaginer Sisyphe heureux.
L'Homme révolté
, il s'agit là de l'ouvrage majeur de Camus et ce n'est pas un hasard s'il a provoqué tant de remous lors de sa publication. Il ne s'agit pas d'approfondir cette oeuvre dans le cadre de cet article, mais simplement d'en dégager quelques éléments essentiels. Après avoir analysé La révolte métaphysique, révolte absolue, à travers Sade, Nietzche, Stirner, les surréalistes, Camus en vient à la suite logique, la révolte historique. De Marx au stalinisme, il met à jours les mécanismes qui transforment la révolution en césarisme. Il met en cause le dogmatisme et le caractère prophétique de la pensée de Marx aggravée par la pensée léniniste qui instaure l'efficacité comme valeur suprême. Tout est prêt pour que la dictature provisoire se prolonge. C'est la terreur rationnelle. La révolution a tué la révolte.
N'y a-t-il pas d'issue pour Camus ? Camus répond sous le titre La pensée de midi : Les pensées révoltées, celle de la Commune ou du syndicalisme révolutionnaire, n'ont cessé de nier le nihilisme bourgeois comme le socialisme césarien [...] Gouvernement et révolution sont incompatibles en sens direct, car tout gouvernement trouve sa plénitude dans le fait d'exister, accaparant les principes plutôt que de les détruire, tuant les hommes pour assurer la continuité du Césarisme [...] Le jour précisément, où la révolution césarienne a triomphé de l'esprit syndicaliste et libertaire, la pensée révolutionnaire a perdu, en elle-même, un contre-poids dont elle ne peut sans déchoir, se priver.
Ces quelques citations aux accents proudhoniens, montrent que Camus a choisi sa voie et font comprendre l'accueil hostile réservé à L'Homme révolté par les intellectuels de gauche en pleine guerre froide. Marionnettes du communisme international et volontiers donneur de leçons, ils se déchaînèrent. Peu nombreux, à part les libertaires, furent les défenseurs de Camus à cette occasion.

Convergence entre Camus et les libertaires
On peut multiplier les exemples des interventions de Camus aux côtés des libertaires : dans le procès contre Maurice Laisant, antimilitariste des Forces libres de la paix, lors des meetings et manifestations organisés par les libertaires contre les procès et la répression en Espagne, ainsi que contre le socialisme "césarien" des pays de l'Est, contre la répression de Berlin-Est en 1953, celle des émeutes de Poznam en 1956 et celle de Budapest la même année.
Quelques articles d'Albert Camus paraissent dans Le Libertaire, puis dans Le Monde libertaire. Il est également très proche des syndicalistes révolutionnaires de la Révolution prolétarienne avec qui il fonda Les groupes de liaison internationale, pour aider les victimes du stalinisme et du franquisme.
Enfin, quand Louis Lecoin lance en 1958 sa campagne pour l'obtention d'un statut des objecteurs de conscience, Albert Camus participe activement à cette campagne dont il ne pourra malheureusement voir l'aboutissement.
Quand il trouve la mort en janvier 1960, c'est tout naturellement que Le Monde libertaire de février 1960, qui est à l'époque mensuel et paraît sous un format de 40 centimètres sur 60 de quatre pages, lui consacre l'ensemble de sa page de couverture avec, entre autres, des articles de Maurice Joyeux, Maurice Laisant, Fernando Gómez Peláez et Roger Grenier. La rédaction duMonde libertaire, quant à elle, signe un article intitulé Albert Camus ou les chemins difficiles, ce qui résume bien sa vie et son oeuvre.
Groupe Pierre-Joseph Proudhon



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Camus, l'Espagnol

Pour Albert Camus, passionné de liberté, la souffrance des peuples tombés sous le totalitarisme constituait une préoccupation essentielle ; leur infortune le touchait profondément et, sans s'arrêter devant des considérations opportunistes, il sut toujours faire face aux conséquences où sa solidarité envers les victimes pouvait l'entraîner. Ainsi, nous l'avons vu depuis les jours d'euphorie de la Libération, se lever contre les abus commis par les staliniens dans la moitié de l'Europe, ou s'attaquer à ceux qui par commodité ou par convenances politiques voulaient se taire ou adoptaient à l'occasion des attitudes complaisantes. Mais cette préoccupation, si justifiée par tout esprit sensible, n'était pas la seule qui retenait l'attention d'Albert Camus : le totalitarisme connaissait près de nous d'autres formes concrètes, peut-être plus hypocrites, et il fallait le dénoncer, le combattre avec une pareille énergie.
Ses éditoriaux de Combat sont déjà un premier témoignage de cette double bataille contre le totalitarisme - de l'une ou de l'autre couleur - qu'il devait mener toute sa vie, par-dessus les surenchères de parti et des troubles raisons d'État. Avec d'autres ou seul, Albert Camus ne put jamais taire l'angoisse que ce monstre à deux têtes lui produisait. Plus encore, il voulut toujours éviter la confusion : « Je n'excuserai pas cette peste hideuse à l'Ouest de l'Europe parce qu'elle exerce ses ravages à l'Est, sur de plus grandes étendues. »
Mieux qu'un guide, - et il le fut pour certains -, Albert Camus fut un exemple. Dans ce sens, sa perte dépasse le cadre littéraire et atteint toute l'avant-garde sociale par-dessus les frontières. Mais cette perte est plus profondément ressentie dans ce peuple d'Espagne qui lutte toujours, et pour lequel il fut l'ami loyal et le défenseur le plus résolu. Ne l'avait-il pas prouvé cent fois au cours de ces années difficiles, où l'abandon des principes, le reniement des promesses amenèrent à la reconnaissance de Franco et à ouvrir à ses représentants les portes de toutes les organisations internationales ?
C'est à cette fidélité, et pas seulement au grand écrivain, que nous nous devons de rendre hommage. Grâce à lui et à quelques-uns comme lui, sur ce chemin d'épines qu'est l'exil, nous avons retrouvé un peu d'haleine pour persévérer dans notre lutte. Disons même que Camus, avec sa ferveur, n'était pas seulement un appui sentimental, mais un compagnon, avec les mêmes inquiétudes, qui réagissait comme l'aurait fait un réfugié, et souvent mieux, puisque, dans son esprit, il ne fit la moindre concession aux gouvernements complices de la tyrannie.
Personnellement, je n'oublierai pas les entrevues que j'ai eues avec lui depuis ces jours déjà lointains où nous faisons campagne dans les colonnes de Solidaridad Obrera pour la libération des Espagnols antifascistes séquestrés à Karanganda. Son indépendance de jugement lui permit à cette occasion de fustiger d'Astier de la Vigerie qui, prenant prétexte des horreurs du phalangisme, voulait excuser l'opprobre moscovite. De même, il reprit Gabriel Marcel, mécontent de l'état de siège, et qui aurait voulu justifier le régime de Franco en remarquant que celui de Staline était pire. Sur ce terrain, Albert Camus n'admettait pas d'hésitations : c'était un caractère débordant de franchise, et sans la moindre défaillance. Les dilettantes ou fellow-travelers qui prétendirent le mépriser n'ont pas été capables de comprendre sa pensée, et encore moins de se mesurer avec lui. Puisque autant pour les campagnes d'aide - celle de la grève générale de Barcelone -, pour l'agitation - le cas des militants anarchistes condamnés à mort -, pour la protestation - celle qui précéda l'entrée de l'Espagne à l'Unesco -, Albert Camus fut toujours le premier, le véritable, l'indispensable animateur.
Disparu aujourd'hui, nous ne nous laisserons pas abattre par la douleur et croire que nous devrons manquer à l'avenir de soutiens dans le monde intellectuel, mais nous doutons vraiment qu'Albert Camus puisse être remplacé dans ce qui valait son amitié, cette amitié sincère qui ne demandait pas de contrepartie, qui était faite d'abnégation, et se fondait dans la conscience d'un devoir que lui-même résuma ainsi : « Le monde où je vis me répugne, mais je me sens solidaire des hommes qui y souffrent. »
F. Gómez Peláez



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Sur une activité d'Albert Camus

Parler de Camus est difficile, tant notre peine est grande.
Pourquoi ajouter à tout ce qui a été dit par les vrais amis... et les autres ?
Tout simplement parce que je sais, our l'avoir jugé personnellement, combien Camus, sentimentalement, attachait d'importance à l'estime des militants anarchistes et de la Révolution prolétarienne.
Dire notre douleur de sa disparition, de notre désarroi de savoir qu'il ne sera plus là pour penser comme nous - nous de penser comme lui - ne peut être notre propos.
Ne vaut-il pas mieux parler d'une action peu connue ?
En août 1948, La Révolution prolétarienne publiait un appel « Europe-America ».
« Placés devant les deux courants qui entraînent les hommes vers le pouvoir soviétiques ou vers la puissance américaine, nombreux sont ceux qui se sont, malgré eux, résignés à la passivité. Les socialistes et les démocrates indépendants ne se sentent pas assez forts pour édifier des centres de résistance ou ne croient pas en leur efficacité. Notre but est de combattre cet état d'esprit de découragement.
» Nous voulons avant tout montrer aux Européens non conformistes qu'ils ne sont pas seuls, et que certaines conceptions fondamentales de liberté et de justice sociale restent pour nous un terrain commun.
» Nous espérons créer une atmosphère dans laquelle une nouvelle conception politique pourra se développer, dans laquelle un sincère échange d'idées et une confrontation des divergences seront possibles.
Nous nous sommes rassemblés sur la base suivante :
- Nous considérons le stalinisme comme le principal ennemi en Europe ;
- Nous voulons aider toutes les tendances visant à la formation d'une nouvelle "gauche" qui soit indépendante à la fois des gouvernements soviétiques et américain ;
- Notre principale objet est la libre communication entre intellectuels américains et européens - c'est-à-dire l'instauration de ce qu'Albert Camus appelle une "communauté de dialogue". Ce que nous proposons pour l'Europe aujourd'hui n'est pas un programme spécifique quelconque, mais un nouvel examen des problèmes politiques selon les méthodes de la controverse et de la discussion
. »
Le 5 novembre 1948, j'entrais en relations avec Camus.
Prenant les idées générales du manifeste Europe-America, il fut admis que sous le vocable "Groupe de liaisons internationales" l'action interviendrait sur deux plans bien définis :
*amitié internationale ave entraide matérielle directe ;
*échange d'informations.
La réalisation fut immédiate.
Autour de Camus se groupèrent ses amis : Jean-Bloch-Michel et Gilbert Sigaux.
Et tout de suite nous rejoignirent Gilbert Walunsinski, Denise Wurmser, Daniel Martinet, Nicolas Lazarewitch, Henriette Pion, Charles Cordier, Georges Courtinat, etc.
Un manifeste fut établi et ce n'est pas sans émotion que je reprends les projets plusieurs fois remaniés ; j'entends toujours Camus dire : « Arriverons-nous à bien nous faire comprendre ? ».
Qu'il soit permis de reproduire une partie de cet appel, qui comprend de nombreuses touches personnelles de notre ami :
« Contre ces menaces [l'idéologie stalinienne et la technolatrie américaine] qui ont la dimension du monde lui-même et de l'homme tout entier, qui par leur démesure même jettent les individus dans le découragement, qui se répercutent à tracer des propagandes meurtrières ou avilissantes, à l'aide des mystifications les plus scandaleuses, et qui s'amplifient au gré des souffrances et des destructions qui couvrent aujourd'hui un monde épuisé, il nous a semblé que nous ne pouvions pas faire plus que de constituer, par-dessus les frontières, des ilots de résistance où nous tenterons de maintenir, à la disposition de ceux qui viendront, les valeurs qui rendent un sens à la vie. Ce sont les "grains sous la neige" dont parle Silone.
I» l s'agit donc de grouper, à travers le monde, quelques hommes conscients, travailleurs, intellectuels et ouvriers, jusqu'ici solitaires, désormais réunis dans une action de résistance limitée, mais irréductibles. Cette action ne peut s'accompagner d'excessives illusions, mais elle sera soutenue par notre certitude d'exprimer en même temps la résistance beaucoup plus vaste où se retrouvent en silence les foules d'Europe, de Russie et d'Asie, avec les opposants américains.
C'est dans cet esprit que nous voulons agir sur deux plans bien définis :
#Une amitié internationale concrète, exprimée par une entraide matérielle, mais non bureaucratique, aussi large qu'il sera possible. Cette entraide sera spécialement réservée aux victimes des tyrannies totalitaires. La règle de chaque groupe sera de s'aider par lui-même autant qu'il est possible de réagir contre l'esprit de facilité qui consiste aujourd'hui à préférer à son propre travail la générosité d'autrui.
#La constitution d'un bureau d'information où nos différences seront confrontées, où nous tenterons de réunir des informations vraies, de faire connaître en Europe l'existence des non-conformistes américains et des opposants russes, de peser sur l'opinion publique des Etats-Unis pour qu'il soit bien distingué entre les dirigeants soviétiques et le peuple russe lui-même, de rendre une voie enfin à tout ce qui, dans l'histoire déshonorée que nous vivons donnera à des millions de solitaires des raisons lucides et valables d'espérer.
» Cette tentative, dont nous fixons aussi des limites, est la seule qui puisse nous justifier aujourd'hui, dans la mesure où elle suppose un style de vie et une lutte spontanée contre tous les conformismes.
» Il ne s'agit pas d'ajouter encore à la haine du monde et de choisir entre sociétés, bien que nous sachions que la société américaine représente le moindre mal. Nous n'avons pas à choisir le mal ; même le moindre. Nous n'avons pas non plus à revenir aux vieilles valeurs nationales ou patriarcales. Nous avons seulement à donner une forme à la protestation des hommes contre ce qui les écrase, avec le seul but de maintenir ce qui doit être maintenu, et avec le simple espoir d'être un jour à notre place, les ouvriers d'une nécessaire reconstruction. »
L'aide matérielle fut effective pour des cas signalés.
L'échec fut rapide en ce qui concerne les informations : notre ambition était trop grande.
Mais plusieurs interventions - les une publiques, les autres plus discrètes, mais efficaces - permettent d'affirmer que nos efforts ne furent pas vains.
Notamment l'action du groupe de liaisons internationales et celle d'Albert Camus durent grandes pour tenter de sauver de la condamnation à mort par le tribunal d'Ocaña (Espagne), Enrique Marcos Nadal, militant de la C.N.T.
Ce n'est pas sans tristesse qu'un an après, très franchement, il fallut reconnaître que nous pouvions difficilement continuer sans vouloir nous tromper.
Puis-je affirmer que cette fin fut digne ; combien faut-il regretter de ne pas posséder l'acte de décès du groupe, rédigé en quatre ou cinq ligne par Albert Camus !
Si ce fut ensuite pour lui la très grande notoriété, il était toujours très près de ceux avec qui il se savait en parfaite communion d'idées.
Roger Lapeyre

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Albert Camus ou les chemins difficiles

L'émotion s'apaise et la pensée n'a pas encore eu le temps de mesurer le vide que l'écrivain laisse derrière lui. Son image a quitté l'actualité pour se réfugier entre les pages des revues savantes qui pèsent les opinions, inventorient les styles, décident de l'immortalité.
Dans ce journal, qui fut parfois le reflet de ses pensées, il nous faut à notre tour essayer de dégager de son oeuvre quelques idées essenielles sur lesquelles la presse fut unanime à faire le silence.
La presse littéraire a surtout insisté sur l'artiste au langage robuste, à la phrase longue, sur le moraliste. La presse, les hebdomadaires de gauche se sont gravement interrogés sur la portée de son oeuvre philosophique. Les uns comme les autres ont insisté sur l'aspect solitaire de son message, car pour les uns comme pour les autres refuser de choisir entre les clans est faire oeuvre de solitaire. En réalité, si l'écrivain avait résolument refusé de se laisser agripper, il ne fût jamais isolé. Les milliers de lecteurs où se mêlait tout ce qui avait une fois pour toutes refusé la bestialité, lui firent un cortège singulièrement plus dense que les cohortes du « Flore » qu'il avait parait-il perdues.
Albert Camus avait choisi les chemins les plus difficiles en s'interdisant de séparer le comportement de l'homme de son action révolutionnaire. En touchant du doigt les iniquités, il devait dresser contre lui ceux qui abritent leur confort intellectuel à l'ombre des religions politiques au nom desquelles ces iniquités se perpétuent. Le premier, il avait dénoncé l'absurde de la condition de l'homme corseté dans une morale de circonstances, dans des lois, dans des coutumes tissées par des siècles et qui l'obligent à des démarches qui ne le concernent pas. Poussant la rectitude intellectuelle à sa limite logique, il devait traquer « l'absolutisme historique qui fait se lever la cohorte ricanante de ces petits rebelles, graines d'esclaves qui finissent par s'offrir aujourd'hui sur les marchés de l'Europe, à n'importe quelle servitude », ce qui lui avait attiré la hargne de ces socialistes en dentelles, véritables « Rastignac » de la politique, qui ne lui pardonnaient pas d'avoir refusé de porter le harnais.
Il était leur mauvaise conscience, l'image de ce qu'ils auaient pu être si leur appétit eût été moins exigeant. L'Homme Révoltéd'abord, le Prix Nobel ensuite, sa disparition enfin, ont été les occasions qui permirent à ces personnages aux mains blanches, qui prétendent parler au nom du prolétariat, de déverser un peu de leur fiel.
Mais pour les ouvriers Albert Camus restera l'écrivain qui, le premier, s'est élevé contre l'oppression coloniale en Algérie. La « solution brésilienne », qui fut la sienne, fusion des races dans l'indépendance, et qui tenait compte de l'apport culturel, vint certes trop tard et, conscient de son impuissance à faire triompher « la mesure qui féconde la révolte » comme certains d'entre nous, il assistait atterré au déchaînement d'une sauvagerie où les coupables et les innocents ne sont plus délimités par des frontières, de races, de religions, de culture !
Pour les ouvriers, Camus restera l'écrivain qui n'avait jamais cessé de dénoncer les crimes du fascisme en Espagne, du stalinisme en Hongrie, du racisme aux États-Unis.
L'espoir qui permet à l'homme de porter le fardeau, Albert Camus le plaçait dans « le syndicat et la commune », dans la « profession et le village ». Il était aussi loin d'une morale pure sans réalisme que d'un réalisme sans morale. « C'est pourquoi le verbiage humanitaire n'est pas plus fondé que la provocation cynique », écrivait-il dans les pages que Bourdet, Sartre ou leurs amis se sont bien gardés de citer.
Albert Camus, qui au-dessus de tout plaçait l'esprit d'équipe, était notre camarade. Son amitié, qui n'a jamais supposé une adhésion entière à toutes le solutions que nous proposons aux hommes, ne s'est jamais relâchée. Sa présence, dans nos manifestations, ses contacts avec quelques-uns d'entre nous aux heures difficiles en font foi.
Nous conserverons le souvenir de l'homme, de l'écrivain, du philosophe qui « refusa de diviniser » la révolution césarienne qui « préfère un homme abstrait à un homme de chair » pour se ranger aux côtés du révolté «qui butte inlassablement contre le mal, à partir duquel il ne lui reste qu'à prendre un nouvel élan ».

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quelques  phrases, piochées ici et là...
..."Les justes"
La liberté est un bagne aussi longtemps qu'un seul homme est asservi sur la terre.


Tout le monde ment. Bien mentir, voilà ce qu'il faut.


J'ai compris qu'il ne suffisait pas de dénoncer l'injustice. Il fallait donner sa vie pour la combattre.


Pour se suicider, il faut beaucoup s'aimer. Un vrai révolutionnaire ne peut pas s'aimer.


[L'honneur] est la dernière richesse du pauvre.


C'est tuer pour rien, parfois, que de ne pas tuer assez.


[...] c'est cela l'amour, tout donner, tout sacrifier sans espoir de retour.


Que voulez-vous, je ne m'intéresse pas aux idées, moi, je m'intéresse aux personnes.


Imaginez Dieu sans les prisons. Quelle solitude !


Il y a quelque chose de plus abject encore que d'être un criminel, c'est de forcer au crime celui qui n'est pas fait pour lui.


Vivre est une torture puisque vivre sépare.


...Le mythe de Sisyphe


C'est facile, c'est tellement plus facile de mourir de ses contradictions que de les vivre.


Il n'y a qu'un problème philosophique vraiment sérieux : c'est le suicide. Juger que la vie vaut ou ne vaut pas la peine d'être vécue, c'est répondre à la question fondamentale de la philosophie.


[...] ce qu'on appelle une raison de vivre est en même temps une excellente raison de mourir.


Un geste comme [le suicide] se prépare dans le silence du coeur au même titre qu'une grande oeuvre.


Nous prenons l'habitude de vivre avant d'acquérir celle de penser. Dans cette course qui nous précipite tous les jours un peu plus vers la mort, le corps garde cette avance irréparable.


Il est toujours aisé d'être logique. Il est presque impossible d'être logique jusqu'au bout.


[...] comprendre c'est avant tout unifier.


Vouloir, c'est susciter les paradoxes.


À partir du moment où elle est reconnue, l'absurdité est une passion, la plus déchirante de toutes.


L'absurde naît de cette confrontation entre l'appel humain et le silence déraisonnable du monde.


Sur le plan de l'intelligence, je puis donc dire que l'absurde n'est pas dans l'homme (si une pareille métaphore pouvait avoir un sens), ni dans le monde, mais dans leur présence commune.


Une seule certitude suffit à celui qui cherche.


[...] un homme est toujours la proie de ses vérités.


Je veux savoir si je puis vivre avec ce que je sais et avec cela seulement.

[...] en vérité, le chemin importe peu, la volonté d'arriver suffit à tout.

La pensée d'un homme est avant tout sa nostalgie.


Vivre, c'est faire vivre l'absurde.


Pour un homme sans oeillère, il n'est pas de plus beau spectacle que celui de l'intelligence aux prises avec une réalité qui le dépasse.


[...] un exemple n'est pas forcément un exemple à suivre [...]


Pourquoi faudrait-il aimer rarement pour aimer beaucoup ?


Une attitude saine comprend aussi des défauts.

Collectionner, c'est être capable de vivre de son passé.


[...] ceux qu'un grand amour détourne de toute vie personnelle s'enrichissent peut-être, mais appauvrissent à coup sûr ceux que leur amour a choisis.


Un destin n'est pas une punition.


De toutes les gloires, la moins trompeuse est celle qui se vit.


Un homme est plus un homme par les choses qu'il tait que par celles qu'il dit.


Il vient toujours un temps où il faut choisir entre la contemplation et l'action. Cela s'appelle devenir un homme. 


Nous finissons toujours par avoir le visage de nos vérités.


L'oeuvre d'art naît du renoncement de l'intelligence à raisonner le concret.


Si le monde était clair, l'art ne serait pas.


La fécondité et la grandeur d'un genre se mesurent souvent au déchet qui s'y trouve. Le nombre de mauvais romans ne doit pas faire oublier la grandeur des meilleurs.


Créer, c'est ainsi donner une forme à son destin.


La lutte elle-même vers les sommets suffit à remplir un coeur d'homme. Il faut imaginer Sisyphe heureux.


[...] les grandes révolutions sont toujours métaphysiques.


...L'envers et l'endroit


[...] l'envie, véritable cancer des sociétés et des doctrines.


[...] je ne sais pas posséder. [...] je suis avare de cette liberté qui disparaît dès que commence l'excès des biens. Le plus grand des luxes n'a jamais cessé de coïncider pour moi avec un certain dénuement.


Il faut mettre ses principes dans les grandes choses, aux petites la miséricorde suffit.


Si la solitude existe, ce que j'ignore, on aurait bien le droit, à l'occasion, d'en rêver comme d'un paradis.


En art, tout vient simultanément ou rien ne vient ; pas de lumières sans flammes.


[...] une oeuvre d'homme n'est rien d'autre que ce long cheminement pour retrouver par les détours de l'art les deux ou trois images simples et grandes sur lesquelles le coeur, une première fois, s'est ouvert.


Se faire écouter était son seul vice [...]


Les jeunes ne savent pas que l'expérience est une défaite et qu'il faut tout perdre pour savoir un peu.


N'être plus écouté : c'est cela qui est terrible lorsqu'on est vieux.


À la fin d'une vie, la vieillesse revient en nausées. Tout aboutit à ne plus être écouté.


Soudain il découvre ceci que demain sera semblable, et après-demain, tous les autres jours. Et cette irrémédiable découverte l'écrase. Ce sont des pareilles idées qui vous font mourir. Pour ne pouvoir les supporter, on se tue - ou si l'on est jeune, on en fait des phrases.


La mort pour tous, mais à chacun sa mort. Après tout, le soleil nous chauffe quand même les os.


[...] il n'y a que l'amour qui nous rende à nous-mêmes.


Il y a une solitude dans la pauvreté, mais une solitude qui rend son prix à chaque chose.


[...] il s'est tué parce qu'un ami lui a parlé distraitement.


Camus parle des heures de travail :
[...] ces heures contre lesquelles nous protestons si fort et qui nous défendent si sûrement contre la souffrance d'être seul.


Il n'y a pas d'amour de vivre sans désespoir de vivre.


Mais il n'y a pas de limites pour aimer et que m'importe de mal étreindre si je peux tout embrasser.


La vie est courte et c'est péché de perdre son temps. Je suis actif, dit-on. Mais être actif, c'est encore perdre son temps, dans la mesure où l'on se perd. Aujourd'hui est une halte et mon coeur s'en va à la rencontre de lui-même. Si une angoisse encore m'étreint, c'est de sentir cet impalpable instant glisser entre mes doigts comme les perles de mercure. Laissez donc ceux qui veulent tourner le dos au monde. Je ne me plains pas puisque je me regarde naître. À cette heure, tout mon royaume est de ce monde.

[...] ce qui compte c'est d'être humain et simple. Non, ce qui compte, c'est d'être vrai et alors tout s'y inscrit, l'humanité et la simplicité. Et quand donc suis-je plus vrai que lorsque je suis le monde ? Je suis comblé avant d'avoir désiré. L'éternité est là et moi je l'espérais. Ce n'est plus d'être heureux que je souhaite maintenant, mais seulement d'être conscient.


Mais c'est curieux tout de même comme nous vivons parmi des gens pressés.



...L'Étranger

Albert Camus évoque l'Etranger

"...J'ai résumé L'Étranger, il y a longtemps, par une phrase dont je reconnais qu'elle est très paradoxale : 'Dans notre sociéte tout homme qui ne pleure pas à l'enterrement de sa mère risque d'être condamné à mort.' Je voulais dire seulement que le héros du livre est condamné parce qu'il ne joue pas le jeu. En ce sens, il est étranger à la société ou il vit, il erre, en marge, dans les faubourgs de la vie privée, solitaire, sensuelle. Et c'est pourquoi des lecteurs ont été tenté de le considérer comme une épave. Meursault ne joue pas le jeu. La réponse est simple : il refuse de mentir."

"...On ne se tromperait donc pas beaucoup en lisant dans L'Étranger l'histoired'un homme qui, sans aucune attitude héroïque, accepte de mourir pour la vérité. Meursault pour moi n'est donc pas une épave, mais un homme pauvre et nu, amoureux du soleil qui ne laisse pas d'ombres. Loin qu'il soit privé de toute sensibilité, une passion profonde, parce que tenace l'anime, la passion de l'absolu et de la vérité. Il m'est arrivé de dire aussi, et toujours paradoxalement, que j'avais essayé de figurer dans mon personnage le seul christ que nous méritions. On comprendra, après mes explications, que je l'aie dit sans aucune intention de blasphème et seulement avec l'affection un peu ironique qu'un artiste a le droit d'éprouver a l'égard des personnages de sa création."


[...] un homme qui n'aurait vécu qu'un seul jour pourrait sans peine vivre cent ans dans une prison. Il aurait assez de souvenir pour ne pas s'ennuyer.


On se fait toujours des idées exagérées de ce qu'on ne connaît pas.


Je n'ai jamais aimé être surpris. Quand il m'arrive quelque chose, je préfère être là.


[...] on n'est jamais tout à fait malheureux.


...La peste,

Une manière commode de faire la connaissance d'une ville est de chercher comment on y travaille, comment on y aime et comment on y meurt.


[...] on croit difficilement aux fléaux lorsqu'ils vous tombent sur la tête.


[...] la souffrance profonde de tous les prisonniers et de tous les exilés [...] est de vivre avec une mémoire qui ne sert à rien.


On se fatigue de la pitié quand la pitié est inutile.


C'est au moment du malheur qu'on s'habitue à la vérité, c'est-à-dire au silence.


Le mal qui est dans le monde vient presque toujours de l'ignorance, et la bonne volonté peut faire autant de dégâts que la méchanceté, si elle n'est pas éclairée.


Mais il vient toujours une heure dans l'histoire où celui qui ose dire que deux et deux font quatre est puni de mort. L'instituteur le sait bien. Et la question n'est pas de savoir quelle est la récompense ou la punition qui attend ce raisonnement. La question est de savoir si deux et deux, oui ou non, font quatre.


Maintenant je sais que l'homme est capable de grandes actions. Mais s'il n'est pas capable d'un grand sentiment, il ne m'intéresse pas.


Ce qui m'intéresse, c'est qu'on vive et qu'on meure de ce qu'on aime.


[...] rien n'est moins spectaculaire qu'un fléau et, par leur durée même, les grands malheurs sont monotones.


[...] l'habitude du désespoir est pire que le désespoir lui-même.


Il a l'air de vivre sur cette idée, pas si bête d'ailleurs, qu'un homme en proie à une grande maladie, ou à une angoisse profonde, est dispensé du même coup de toutes les autres maladies ou angoisses.


[...] il peut y avoir de la honte à être heureux tout seul.


Rien au monde ne vaut qu'on se détourne de ce qu'on aime. Et pourtant je m'en détourne, moi aussi, sans que je puisse savoir pourquoi.


[...] personne n'est capable réellement de penser à personne, fût-ce dans le pire des malheurs. Car penser réellement à quelqu'un, c'est y penser minute après minute, sans être distrait par rien, ni les soins du ménage, ni la mouche qui vole, ni les repas, ni une démangeaison. Mais il y a toujours des mouches et des démangeaisons. C'est pourquoi la vie est difficile à vivre.


Ce qui est naturel, c'est le microbe. Le reste, la santé, l'intégrité, la pureté, si vous voulez, c'est un effet de la volonté et d'une volonté qui ne doit jamais s'arrêter. L'honnête homme, celui qui n'infecte presque personne, c'est celui qui a le moins de distraction possible.

Peut-on être un saint sans Dieu, c'est le seul problème concret que je connaisse aujourd'hui.


[...] la défaite définitive [est] celle qui termine les guerres et fait de la paix elle-même une souffrance sans guérison.


[...] un amour n'est jamais assez fort pour trouver sa propre expression.


[...] la joie est une brûlure qui ne se savoure pas.


[...] s'il est une chose qu'on puisse désirer toujours et obtenir quelquefois, c'est la tendresse humaine.


[...] il y a dans les hommes plus de choses à admirer que de choses à mépriser.


...La chute


Quand on a beaucoup médité sur l'homme, par métier ou par vocation, il arrive qu'on éprouve de la nostalgie pour les primates. Ils n'ont pas, eux, d'arrière-pensées.

Combien de crimes commis simplement parce que leur auteur ne pouvait supporter d'être en faute !


L'homme est ainsi, cher monsieur, il a deux faces : il ne peut pas aimer sans s'aimer.


Il s'ennuyait, comme la plupart des gens. Il s'était donc créé de toutes pièces une vie de complications et de drames. Il faut que quelque chose arrive, voilà l'explication de la plupart des engagements humains. Il faut que quelque chose arrive, même la servitude sans amour, même la guerre, ou la mort.


Si les souteneurs et les voleurs étaient toujours et partout condamnés, les honnêtes gens se croiraient tous et sans cesse innocents, cher monsieur. Et selon moi [...] c'est surtout cela qu'il faut éviter.


D'une manière générale, j'aime toutes les îles. Il est plus facile d'y régner.


Je sais bien qu'on ne peut se passer de dominer ou d'être servi. Chaque homme a besoin d'esclaves comme d'air pur. Commander c'est respirer [...].Et même les plus déshérités arrivent à respirer. Le dernier dans l'échelle sociale a encore son conjoint, ou son enfant. S'il est célibataire, un chien. L'essentiel, en somme, est de pouvoir se fâcher sans que l'autre ait le droit de répondre.


Oui, l'enfer doit être ainsi : des rues à enseignes et pas moyen de s'expliquer. On est classé une fois pour toutes.


La vérité est que tout homme intelligent, vous le savez bien, rêve d'être un gangster et de régner sur la société par la seule violence. Comme ce n'est pas aussi facile que peut le faire croire la lecture des romans spécialisés, on s'en remet généralement à la politique et l'on court au parti le plus cruel.


Vous savez ce qu'est le charme : une manière de s'entendre répondre oui sans avoir posé aucune question claire.


[...] après un certain âge, tout homme est responsable de son visage.


Croyez-moi, pour certains êtres, au moins, ne pas prendre ce qu'on ne désire pas est la chose la plus difficile du monde.


Nul homme n'est hypocrite dans ses plaisirs [...].


Les hommes ne sont convaincus de vos raisons, de votre sincérité, et de la gravité de vos peines, que par votre mort. Tant que vous êtes en vie, votre cas est douteux, vous n'avez droit qu'à leur scepticisme.

Les martyrs [...] doivent choisir d'être oubliés, raillés ou utilisés. Quant à être compris, jamais.


Car le châtiment sans jugement est supportable. Il a un nom d'ailleurs qui garantit notre innocence : le malheur. 


[...] la seule divinité raisonnable, je veux dire le hasard.


Surtout, ne croyez pas vos amis, quand ils vous demanderont d'être sincère avec eux. Ils espèrent seulement que vous les entretiendrez dans la bonne idée qu'ils ont d'eux-mêmes, en les fournissant d'une certitude supplémentaire qu'ils puiseront dans votre promesse de sincérité. Comment la sincérité serait-elle une condition de l'amitié ? Le goût de la vérité à tout prix est une passion qui n'épargne rien et à quoi rien ne résiste. C'est un vice, un confort parfois, ou un égoïsme.
[...] Le plus souvent [...] nous nous confessons à ceux qui nous ressemblent et qui partagent nos faiblesses. Nous ne désirons donc pas nous corriger, ni être améliorés : il faudrait d'abord que nous fussions jugés défaillants. Nous souhaitons seulement être plaints et encouragés dans notre voie. En somme, nous voudrions, en même temps, ne plus être coupables et ne pas faire l'effort de nous purifier.


On appelle vérités premières celles qu'on découvre après toutes les autres, voilà tout.


Une crainte ridicule me poursuivait, en effet : on ne pouvait mourir sans avoir avoué tous ses mensonges. Non pas à Dieu, ni à un de ses représentants, j'étais au-dessus de ça, vous le pensez bien. Non, il s'agissait de l'avouer aux hommes, à un ami, ou à une femme aimée, par exemple. Autrement, et n'y eût-il qu'un seul mensonge de caché dans une vie, la mort le rendait définitif. Personne, jamais plus, ne connaîtrait la vérité sur ce point puisque le seul qui la connût était justement mort, endormi sur son secret.


Vous avez dû le remarquer, les hommes qui souffrent vraiment de jalousie n'ont rien de plus pressé que de coucher avec celle dont ils pensent pourtant qu'elle les a trahis. Bien sûr, ils veulent s'assurer une fois de plus que leur cher trésor leur appartient toujours. Ils veulent le posséder, comme on dit. Mais c'est aussi que, tout de suite après, ils sont moins jaloux. La jalousie physique est un effet de l'imagination en même temps qu'un jugement qu'on porte sur soi-même.


[...] nous ne pouvons affirmer l'innocence de personne, tandis que nous pouvons affirmer à coup sûr la culpabilité de tous. Chaque homme témoigne du crime de tous les autres, voilà ma foi et mon espérance.


Je vais vous dire un grand secret [...]. N'attendez pas le Jugement dernier. Il a lieu tous les jours.


Oui, on peut faire la guerre en ce monde, singer l'amour, torturer son semblable, parader dans les journaux, ou simplement dire du mal de son voisin en tricotant. Mais, dans certains cas, continuer, seulement continuer, voilà ce qui est surhumain.


[...] le plus haut des tourments humains est d'être jugé sans loi.


[Il] divisait les êtres en trois catégories : ceux qui préfèrent n'avoir rien à cacher plutôt que d'être obligés de mentir, ceux qui préfèrent mentir plutôt que de n'avoir rien à cacher, et ceux enfin qui aiment en même temps le mensonge et le secret.


La vérité, comme la lumière, aveugle. Le mensonge, au contraire, est un beau crépuscule, qui met chaque objet en valeur.


Quand nous serons tous coupables, ce sera la démocratie.

...Noces

Ce n'est pas si facile de devenir ce qu'on est, de retrouver sa mesure profonde.


Il y a un temps pour vivre et un temps pour témoigner de vivre.


Il vient toujours un moment où l'on a trop vu un paysage, de même qu'il faut longtemps avant qu'on l'ait assez vu.

[...] pour un homme, prendre conscience de son présent, c'est ne plus rien attendre.


On vit avec quelques idées familières. Deux ou trois. Au hasard des mondes et des hommes rencontrés, on les polit, on les transforme. Il faut dix ans pour avoir une idée bien à soi - dont on puisse parler.


[...] je comprends que toute mon horreur de mourir tient dans ma jalousie de vivre. Je suis jaloux de ceux qui vivront et pour qui fleurs et désirs de femme auront tout leur sens de chair et de sang. Je suis envieux, parce que j'aime trop la vie pour ne pas être égoïste.


Il n'est pas une vérité qui ne porte avec elle son amertume.


Tout ce qui exalte la vie, accroît en même temps son absurdité.


Car s'il y a un péché contre la vie, ce n'est peut-être pas tant d'en désespérer que d'espérer une autre vie, et se dérober à l'implacable grandeur de celle-ci.


Et vivre, c'est ne pas se résigner.


Vivre, bien sûr, c'est un peu le contraire d'exprimer. Si j'en crois les grands maîtres toscans, c'est témoigner trois fois, dans le silence, la flamme et l'immobilité.


Il n'y a pas tellement de vérités dont le coeur soit assuré.


Il faut savoir se prêter au rêve lorsque le rêve se prête à nous.


Rien n'est plus vain que de mourir pour un amour. C'est vivre qu'il faudrait.


Car les mythes sont à la religion ce que la poésie est à la vérité, des masques ridicules posés sur la passion de vivre.


[...] qu'est-ce que le bonheur sinon le simple accord entre un être et l'existence qu'il mène ?


...L'été


[...] la force et le violence sont des dieux solitaires. Ils ne donnent rien au souvenir.


[...] changer les choses de place, c'est le travail des hommes : il faut choisir de faire cela ou rien.


Est-ce qu'on fait la nomenclature des charmes d'une femme très aimée ? Non, on l'aime en bloc, si j'ose dire, avec un ou deux attendrissements précis, qui touchent à une moue favorite ou à une façon de secouer la tête.


[...] la meilleure façon de parler de ce qu'on aime est d'en parler légèrement.


[...] l'amitié est une vertu.


Nul homme ne peut dire ce qu'il est. Mais il arrive qu'il puisse dire ce qu'il n'est pas. Celui qui cherche encore, on veut qu'il ait conclu.


Un écrivain écrit en grande partie pour être lu (ceux qui disent le contraire, admirons-les, mais ne les croyons pas).


Les oeuvres d'un homme retracent souvent l'histoire de ses nostalgies ou de ses tentations, presque jamais sa propre histoire, surtout lorsqu'elles prétendent à être autobiographiques.
Aucun homme n'a jamais osé se peindre tel qu'il est.


Le désespoir est silencieux. Le silence même, au demeurant, garde un sens si les yeux parlent. Le vrai désespoir est agonie, tombeau ou abîme. S'il parle, s'il raisonne, s'il écrit surtout, aussitôt le frère nous tend la main, l'arbre est justifié, l'amour naît.


Un jour vient où, à force de raideur, plus rien n'émerveille, tout est connu, la vie se passe à recommencer. C'est le temps de l'exil, de la vie sèche, des âmes mortes. Pour revivre, il faut une grâce, l'oubli de soi ou une patrie.


[...] il y a seulement de la malchance à n'être pas aimé : il y a du malheur à ne point aimer.


Ceux qui aiment et qui sont séparés peuvent vivre dans la douleur, mais ce n'est pas le désespoir : ils savent que l'amour existe.

...Caligula

On supporterait tellement mieux nos contemporains s'ils pouvaient de temps en temps changer de museau. Mais non, le menu ne change pas. Toujours la même fricassée.


[En parlant de l'amour]
C'est le genre de maladies qui n'épargnent ni les intelligents ni les imbéciles.


Notez bien, le malheur c'est comme le mariage. On croit qu'on choisit et puis on est choisi.


Ce monde, tel qu'il est fait, n'est pas supportable. J'ai donc besoin de la lune, ou du bonheur, ou de l'immortalité, de quelque chose qui soit dément peut-être, mais qui ne soit pas de ce monde.


[...] faire souffrir était la seule façon de se tromper.


Gouverner, c'est voler, tout le monde sait ça.


Le mensonge n'est jamais innocent.


[...] qu'est-ce qu'un dieu pour que je désire m'égaler à lui ? Ce que je désire de toutes mes forces, aujourd'hui, est au-dessus des dieux. Je prends en charge un royaume où l'impossible est roi.


Perdre la vie est peu de chose et j'aurai ce courage quand il le faudra. Mais voir se dissiper le sens de cette vie, disparaître notre raison d'existence, voilà ce qui est insupportable. On ne peut vivre sans raison.


HÉLICON : Il faut un jour pour faire un sénateur et dix ans pour faire un travailleur.
CALIGULA : Mais j'ai bien peur qu'il en faille vingt pour faire un travailleur d'un sénateur.


On est toujours libre au dépens de quelqu'un.


Il n'y a que la haine pour rendre les gens intelligents.


Ah ! tu ne sais pas que seul, on ne l'est jamais ! Et que partout le même poids d'avenir et de passé nous accompagne !


[...] on ne peut aimer celui de ses visages qu'on essaie de masquer en soi.


Et c'est si bon de se contredire de temps en temps. Cela repose.


L'insécurité, voilà ce qui fait penser.


Aimer un être, c'est accepter de vieillir avec lui.

...Le malentendu,

Je sais, par expérience, qu'il vaut mieux ne pas les regarder [les victimes]. Il est plus facile de tuer ce qu'on ne connaît pas.


Non, les hommes ne savent jamais comment il faut aimer. Rien ne les contente. Tout ce qu'ils savent, c'est rêver, imaginer de nouveaux devoirs, chercher de nouveaux pays et de nouvelles demeures. Tandis que nous [les femmes], nous savons qu'il faut se dépêcher d'aimer, partager le même lit, se donner la main, craindre l'absence. Quand on aime, on ne rêve à rien.


[...] l'amour des hommes est un déchirement. Ils ne peuvent se retenir de quitter ce qu'ils préfèrent.

...Lettres à un ami allemand

Je ne déteste que les bourreaux.


[...] l'esprit ne peut rien contre l'épée, mais [...] l'esprit uni à l'épée est le vainqueur éternel de l'épée tirée pour elle-même.


On ne possède bien que ce qu'on a payé.


Qu'est-ce que l'homme ? [...] Il est cette force qui finit toujours par balancer les tyrans et les dieux.


Les mots prennent toujours la couleur des actions ou des sacrifices qu'ils suscitent.


Je continue à croire que ce monde n'a pas de sens supérieur. Mais je sais que quelque chose en lui a du sens et c'est l'homme, parce qu'il est le seul être à exiger d'en avoir. Ce monde a du moins la vérité de l'homme et notre tâche est de lui donner ses raisons contre le destin lui-même.


[...] l'héroïsme est peu de chose, le bonheur [est] plus difficile.

...L'Exil et le Royaume

Changer de métier n'est rien, mais renoncer à ce qu'on sait, à sa propre maîtrise, n'est pas facile.


Mais il comprit assez vite qu'un disciple n'était pas forcément quelqu'un qui aspire à apprendre quelque chose. Plus souvent, au contraire, on se faisait disciple pour le plaisir désintéressé d'enseigner son maître.


Mais beaucoup d'artistes sont comme ça. Ils ne sont pas sûrs d'exister, même les plus grands.


Les bons gouvernements sont les gouvernements où rien ne se passe.

...L'État de siège,

Diego : Mentir est toujours une sottise.
Nada : Non, c'est une politique.


Je dois m'occuper d'être heureux.


L'ironie est une vertu qui détruit. Un bon gouvernement lui préfère les vices qui construisent.


Dieu nie le monde, et moi je nie Dieu ! Vive rien puisque c'est la seule chose qui existe !


Le Juge : Je ne sers pas la loi pour ce qu'elle dit, mais parce qu'elle est la loi.
Diego : Mais si la loi est le crime ?
Le Juge : Si le crime devient la loi, il cesse d'être crime.


Le devoir est auprès de ceux qu'on aime.


Ni peur ni haine, c'est là notre victoire !


Ah ! C'est un affreux tourment de mourir en sachant qu'on sera oubliée.


Ma vie n'est rien. Ce qui compte, ce sont les raisons de ma vie. Je ne suis pas un chien.


[...] on ne peut pas bien vivre en sachant que l'homme n'est rien et que la face de Dieu est affreuse.

...La crise de l'homme in encart de Philosophie Magazine n°15

Nous sommes dans les noeuds de la violence et nous y étouffons. Que ce soit à l'intérieur des nations ou dans le monde, la méfiance, le ressentiment, la cupidité, la course à la puissance sont en train de fabriquer un univers sombre et désespéré où chaque homme se trouve obligé de vivre dans le présent, le mot seul d'«avenir» lui figurant toutes les angoisses, livré à des puissances abstraites, décharné et abruti par une vie précipitée, séparé des vérités naturelles, des loisirs sages et du simple bonheur.


Nous devons appeler les choses par leur nom et bien nous rendre compte que nous tuons des millions d'hommes chaque fois que nous consentons à penser certaines pensées. On ne pense pas mal parce qu'on est un meurtrier. On est un meurtrier parce qu'on pense mal.


Le grand malheur de notre temps est que justement la politique prétend nous munir, en même temps, d'un catéchisme, d'une philosophie complète et même quelquefois d'un art d'aimer. Or le rôle de la politique est de faire le ménage et non pas de régler nos problèmes intérieurs. J'ignore pour moi s'il existe un absolu. Mais je sais qu'il n'est pas de l'ordre politique. L'absolu n'est pas l'affaire de tous : il est l'affaire de chacun.


[...] concilier une pensée pessimiste et une action optimiste. C'est là le travail des philosophes.


La vérité01 est probablement comme le bonheur, elle est toute simple et elle n'a pas d'histoire.


C'est parce que le monde est malheureux dans son essence, que nous devons faire quelque chose pour le bonheur, c'est parce qu'il est injuste que nous devrons oeuvrer pour la justice ; c'est parce qu'il est absurde enfin que nous devons lui donner ses raisons.


[...] ce monde doit cesser d'être celui des policiers, de soldats et de l'argent pour devenir celui de l'homme et de la femme, du travail fécond et du loisir réfléchi.


La décadence du monde grec a commencé avec l'assassinat de Socrate. Et on a tué beaucoup de Socrates en Europe depuis quelques années. C'est une indication. C'est l'indication que seul l'esprit socratique d'indulgence envers les autres et de rigueur envers soi-même est dangereux pour les civilisations du meurtre. C'est donc l'indication que seul cet esprit peut régénérer le monde.