vendredi 21 décembre 2012

Educations nationales



La loi, dit-on, est la protection des faibles. Sauf pour les enfants étrangers quand elle refuse à leurs parents un titre de séjour, créant angoisse et précarité. Deuxième adage: "Gouverner, c'est prévoir", prévoir que dans 20 ans ces enfants seront des Français parmi d'autres. Heureusement le peuple, lui, sait que c'est maintenant qu'il faut se soucier d'eux, les entourer, les éduquer.

Le pain et la lumière par Marguerite Langlois
"Un enfant hurle en se tapant la tête par terre. Il bave d'indignation, les yeux blancs, dans la cour de récréation. Je me précipite, on se précipite, on le relève, on l'époussette, on essaye de le calmer. Il a le front gris de poussière, sa peau luit de transpiration. Il a quatre ans. Ses yeux déjà noirs, se foncent de colère. Il ne supporte aucune contrariété, aucune contrainte. À l'école. Car, chez lui, sa vie justement n'est que contrainte. Sa mère l'a emmené du Mali, encore bébé, le père est resté là bas . Elle vit dans un taudis avec la famille de sa sœur. La sœur a des tendances négrières, un comble. Elle utilise ses services pour le ménage, la cuisine, la garde des enfants contre un bout de matelas, et des restes à manger. Elle la supporte, car elle en a besoin.
On n'imagine mal la vie quotidienne de cet enfant et de sa mère. Elle n'a pas de papiers, donc pas de sécu, pas le droit de travailler, juste le droit de respirer, de se cacher, d'attendre. Fatimata a l'âge de ma sœur, mais elle en paraît quinze de plus. C'est une grande femme mince, élégante, toujours très bien habillée. Elle a de l'allure, elle ne veut rien avoir de commun avec les mamas boubous. Mais elle ne sait parler qu'en pleurnichant, en suppliant.
Je suis allée les voir, dans un ancien immeuble bourgeois déclassé, hall d'entrée noirâtre, encombré de poubelles puantes, escalier sale, murs suintants. L'appartement est plein de gens, de matelas, de sacs entassés. Des enfants courent partout, le bruit est permanent, on ne peut que survivre ici.
A l'école, nous commençons par essayer de calmer Mamadou, je suis consternée par le nombre d'enfants qui s'appellent comme ça, déjà voués à la caricature. On dit "les mamadous" pour parler des petits noirs qui ont des problèmes, c'est insupportable . Peu à peu, il sourit, se met à parler au lieu de frapper les autres ou de se frapper lui- même. Il est très beau, yeux charmeurs, peau de velours noir. Mais en dessous de ce front impeccable, la colère se construit, le destin forge ses chaînes.
Je ne sais pas pourquoi, mais une sorte d'amitié inégale naît entre Fatimata et moi, on est tellement différentes, nos vies sont sur des rails qui n'auraient jamais dû se rencontrer. Elle me raconte sa vie, petite fille misérable du Mali, jeune femme battue, quittée par ses maris, certains africains sont volages, peu responsables de la famille qu'ils engendrent. Elle a plusieurs enfants, restés au pays. Elle a dû les laisser à sa mère, car elle n'arrivait pas à survivre. Malade, elle ne pouvait plus travailler dans l'usine à matelas dont la poussière l'empêchait de respirer. Elle est cardiaque.
Elle sait lire, pas très bien écrire. Elle est courageuse. Je lui apprends à parler sans gémir. Et je l'aide comme je peux, pour les papiers, les démarches. Sa sœur est relogée dans le 14e arrondissement [de Paris], elle a des papiers, un permis de travail. Les deux femmes cohabitent un certain temps, mais ça ne dure pas. La sœur leur fait vivre l'enfer, récriminations perpétuelles, avarice crasse, vexations mineures mais constantes. L'enfant et sa mère dorment par terre sur des matelas qu'il faut replier la journée, aucune intimité, la télévision marche jour et nuit. L'accès à la salle de bain et à la cuisine est réglementé. Les placards sont fermés à clé. Mamadou devient insupportable, il a un talent remarquable pour se mettre dans des situations difficiles, il est viré de l'école, il agresse les autres, répond mal aux enseignants.
Fatimata quitte le logement, ce n'est plus possible. Pendant dix ans à peu près, elle va avec son fils errer d'hôtels en hôtels, d'un bout de Paris à l'autre, puis en banlieue. C'est comme si des roues l'écrasaient jour après jour, en l'éloignant de plus en plus. Elle trimballe des sacs, elle passe des heures dans le métro pour aller chercher son fils à l'école, pour aller acheter à manger au resto du cœur ou dans les bouibouis du 19e. Les services sociaux s'en mêlent, une ordonnance du juge des enfants contraint Mamadou à continuer à habiter avec sa tante, il ne doit pas suivre sa mère dans ses pérégrinations d'exilée permanente. La tante le traite mal, il apprend à résister aux mauvais regards, au manque de sa mère, qui vient chaque jour lui porter à manger.
Régulièrement Fatimata reçoit des OQTF, c'est très joli, ça veut dire "obligation de quitter le territoire français". Elle passe en jugement, j'assiste à une de ces séances au tribunal. Les cas défilent à grande vitesse. Les juges sont assis en habit derrière une grande table, la salle est bondée. De chaque côté, les avocats. Tout va très vite, l'immigré en situation irrégulière se lève à l'appel de son nom, se tient devant la cour, n'a pas le droit de parler, juste d'écouter son avocat défendre sa cause, 5 minutes pas plus, puis entendre l'avocat représentant l'Etat conclure à l'expulsion.
Coupable d'exister donc, et condamné à attendre des papiers sans lesquels il n'est rien, l'immigré retourne à sa vie de cloporte. La république, cette femme irréelle, n'étend pas ses bras aux confins de la miséricorde, elle ne fait que les entrouvrir. Parfois, les hommes tombent accrochés à ses basques, heureux quand même des miettes dispensées. Prêts à mourir pour mourir ici. Un paradoxe vénéneux.
Pendant ce temps, les citoyens paient pour des taudis au prix des hôtels de luxe pour que des enfants y perdent leur vie, les soignants accompagnent ces gens, malades de la vie qui leur est faite, les enseignants essaient d'enseigner la futilité de la culture à des jeunes qui n'ont aucune raison de s'y intéresser. Quand on a faim, est ce qu'on s'intéresse à Molière?
La colère me tient, une colère méchante et sourde contre ce gâchis quotidien, une vie d'enfant broyée, il y en a tant, pourquoi celui- ci? Il va accomplir un parcours impeccable, redoublements, tribunal scolaire, livrets exécrables, expulsion du collège parisien, un placement en foyer en province, une classe relais, retour à Paris. Avec moi il est charmant, poli, je lui fais cours, il écoute, il travaille, il est intelligent, vif, un peu paresseux. Mais en classe, il se mue en bête sauvage, insulte les profs, bouscule les filles, se met dans toutes sortes de situations inextricables que sa mère et moi essayons de démêler.
Et tout le monde se demande pourquoi je fais ma mère Teresa. En vain, avec de mauvais résultats. Je m'en fous, je sais au fond de moi que j'ai raison. Je ne veux pas détourner le regard, je les ai vus, c'est trop tard. Je les ai vus, et j'ai pensé à l'auvergnat de Brassens. La place auprès du père éternel, je n'y crois pas, mais j'ai ma dignité, j'ai commencé, je termine. Je ne fais pas la charité, je donne de l'oxygène à des gens qui s'étouffent, qui se noient. Une mère courage, déterminée à rester en France dans des conditions si difficiles qu'aucun des gens que je connais ne résisterait, et surtout pas moi. Qui de nous est prêt à tout abandonner pour vivre dans un pays qui nous méprise?
Alors on lui donne des fringues, des tickets de métro, un peu de sous. Depuis 10 ans, à chaque rentrée j'équipe Mamadou contre le froid et l'échec scolaire. Il sait lire, écrire, il chausse du 46, il est beau, grand et en bonne santé. Mais il a toujours de mauvais livrets, accumule les retards. Il grandit, il s'est un peu calmé dernièrement.
La onzième année, Fatimata a reçu une carte de séjour avec droit au travail. Puis elle a obtenu un logement social, comme ils disent. Elle a regroupé ses enfants, maintenant qu'elle a " une maison", un garçon plus âgé qui tient lieu de père à Mamadou, une fille qu'on a voulu marier de force au pays.
Un réseau s'est monté autour d'elle, parents d'élèves, bonnes volontés, avocats, enseignants, retraités, membres de RESF. Grâce à eux, elle maintient sa tête hors de l'eau avec son fils rebelle, tombé dans tous les pièges tendus. Je ne sais pas si j'ai bien fait, j'ai fait ce qui me semblait juste, j'ai calmé ma mauvaise conscience, je l'ai fait pour mes enfants, pour éloigner d'eux la colère des dieux devant tant d'inconscience, tant de misère.
Ça fait pompeux, mais en 1872 Victor Hugo écrivait, terrible visionnaire, "j'ai pris la résolution de demander pour tous le pain et la lumière" Il disait aussi "comment peut-il penser celui qui ne peut vivre?""

Il y a quelques jours, Fatimata se rendait pour la quatrième fois à la préfecture pour la délivrance d'une carte de circulation pour Mamadou. La quatrième fois parce qu'il manquait toujours un papier dans le dossier. Malentendu au guichet à propos du dernier document exigé. Le ton monte, l'amie qui l'accompagne essaie de calmer tout le monde. Elle raconte. "Trop tard, cela explose, Fati crie, au bord des larmes, Mamadou se lève menaçant, lui dit "tu me fais honte", je le tire pas la manche, quel spectacle ! (...) En sortant de la salle, deux messieurs africains, un jeune d'abord, charmant, a abordé Mamadou en lui faisait discrètement et fermement la leçon sur le comportement inadmissible qu'il avait eu avec sa mère, et l'autre monsieur avec un bébé dans les bras, en notre présence, dans les mêmes termes lui a tenu le même discours".
Martine et Jean-Claude Vernier

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