mercredi 10 octobre 2012

Éric Toussaint : « Renversons la vapeur aujourd’hui ! »



Entretien avec Anastasie Yamali, journaliste à Avghi, quotidien de Syriza, publié le 7 octobre 2012.

« La dette constitue un prétexte pour renforcer l’offensive du Capital contre le peuple. Ils veulent profiter de la crise pour terminer le travail commencé par Thatcher et Reagan, il y a 30 ans’

Il faut mettre en place un mouvement de masse au Sud, qui, avec les travailleurs du Nord permettra de repousser les attaques capitalistes, souligne Eric Toussaint lors d’une interview au quotidien de gauche `Avghi`.

Le professeur belge de science politique, particulièrement populaire en Grèce de par ses actions pour l’annulation de la dette du Tiers-Monde, conseiller du gouvernement de l’Équateur, explique pourquoi la gauche doit rester radicale et pourquoi la réduction de la dette grecque doit être inconditionnelle.



Il y a dorénavant une ligne de démarcation claire entre le Nord et le Sud de l’Europe vu que tous les pays du Sud se trouvent à divers stades d’« hellénisation ». Comment pensez-vous que la situation va évoluer ?

L’Europe est divisée entre un noyau dur, le Centre, et la Périphérie. Dans le Centre, nous avons l’Allemagne, la France, le Danemark, les Pays-Bas, l’Autriche, la Finlande et la Belgique, le tout sous la tutelle de la puissance économique de l’Allemagne. Ensuite, nous avons la périphérie, et pas seulement les pays du Sud : la Hongrie et l’Irlande font partie du Nord, mais ce sont des pays périphériques. Il est clair que la situation est pire aujourd’hui qu’elle ne l’était il y a 3 ans. Lorsque les pays du Sud vont mal, cela profite aux pays du Nord, auxquels est donnée la possibilité de financer la dette ... parce que le capital se déplace de la périphérie vers le centre, ce qui offre à l’Allemagne et à la France l’occasion d’émettre des obligations de deux ans établissant eux-mêmes les taux d’intérêts en fonction des circonstances.

A ce niveau, la crise actuelle accroît les différences entre le centre et la périphérie. En même temps, l’establishment façonne l’opinion publique pour faire croire que les pays du Sud sont dans cette situation en raison de leur mauvaise gouvernance, tandis que la situation s’améliore dans le noyau.

Est-ce que la ligne Nord-Sud n’est pas une façon de camoufler la séparation élite - classe ouvrière dans leurs propres pays ?

La situation et le niveau de vie de la classe ouvrière dans les pays du noyau vont de mal en pis. Dans les pays du Centre, la bourgeoisie utilise la crise de l’euro et de l’UE pour attaquer les acquis de la majorité. Cela est évident en France, en Belgique et d’autres pays du noyau dur. En Allemagne, la situation est plus compliquée parce que les attaques sur les acquis sociaux et des travailleurs avaient été déjà mises en place plusieurs années auparavant, notamment en 2005, lorsque les sociaux-démocrates de Schröder se sont attaqués aux droits sociaux des travailleurs et des chômeurs.
En résumé, il existe les deux relations suivantes contradictoires, la relation Centre-Périphérie et bien entendu la dimension de classe, avec la bourgeoisie exploitant les contradictions de la crise alors que la classe moyenne d’Allemagne, de France, de la Belgique, de la Hollande ne voit pas son niveau de vie s’améliorer. Il est donc très important, au niveau européen, de créer un mouvement du Sud et des travailleurs du Nord contre les attaques capitalistes.

Voyez-vous `un protectionnisme national`, gauche y-compris ?

En périphérie (Espagne, Grèce, Hongrie, Bulgarie, Roumanie, Portugal), des mesures protectionnistes pourraient constituer un des moyens de résoudre la crise. Quand je parle de protectionnisme national, je me réfère à un gouvernement qui donnerait la priorité aux agriculteurs, aux producteurs et au marché intérieur afin de développer la production et l’économie. Lorsque vous êtes assujettis aux pays du noyau dur, un protectionnisme au niveau national pourrait être efficace, surtout venant d’un gouvernement de gauche. Mais cela doit être combiné avec des mesures anticapitalistes de redistribution de la richesse.

Le processus est cependant compliqué, vous pouvez offrir une protection et mais pas de véritable solution. Il y a des signes de repli national de la gauche, pratique à laquelle je ne suis pas opposé. Le problème, c’est le nationalisme et le protectionnisme dans les pays du noyau dur, tel que développé par exemple aux Pays-Bas par le parti de Geert Wilders. Encore une fois, la situation est différente en Allemagne... En France, le Front National est également différent, ce ne sont pas des fascistes, ce sont des gens d’extrême-droite eurosceptiques et racistes... Ce type de nationalisme est à combattre sans concession.

La façon avec laquelle a été organisée l’argumentation de l’austérité tourne autour de la dette. Quel argument la gauche peut-elle opposer ?

Nous commençons par dire que l’argument de la dette est un prétexte, les gouvernements et la Commission Européenne savent très bien que la dette publique a augmenté après la crise de 2007-2008 en raison précisément de la crise et de l’architecture même de l’union monétaire et de la relation noyau- périphérie. Après la création de la zone euro, les pays de la périphérie, précisément à cause de cette structure, ont eu des problèmes. Ils savent que le problème principal n’est pas la dette publique mais la dette privée des banques et des institutions financières.
La dette ne constitue pas un problème aussi grave qu’on veut bien le dire, mais un prétexte pour renforcer le capital contre la classe ouvrière. Ils veulent profiter de la crise pour terminer le travail commencé par Thatcher et Reagan, il y a 30 ans. Il est évident qu’une grande partie de la dette est soit illégale, soit illégitime, soit odieuse. Il ne faut pas rembourser les dettes illégales, illégitimes ou odieuses. Elles doivent être annulées. Il existe de nombreux exemples d’annulation des dettes.
Toutes les économies qui sont menacées ont compris qu’il ne s’agit pas seulement de leur propre problème. De nombreux gouvernements, même de gauche, sont entrés dans le processus de discussion de la dette, demandent une renégociation des modalités et du délai de remboursement ou de la réduction du taux d’intérêt. C’est tout à fait insuffisant. Nous devons convaincre la gauche que la réponse à la dette doit être radicale.

Pour un pays comme la Grèce une telle réponse est vitale. Pour le Portugal, l’Espagne et l’Irlande, la façon d’aborder la question de la dette est de dire qu’une grande partie est illégitime et doit être annulée. Il est nécessaire de montrer au peuple l’importance de la première constitution d’un comité d’audit, ensuite montrer qu’une grande partie de celle-ci est illégitime, et enfin mobiliser le monde, tout en sachant qu’un gouvernement de gauche ne doit pas accepter de se soumettre à la commission. Un gouvernement radical de gauche devra refuser ces politiques et les accords existants, changeant la situation au profit de la majorité.

Dans le cas de la Grèce, la dette a grimpé en flèche et sa composition a changé. Pensez-vous une nouvelle décote inévitable, et si oui, que doit-elle inclure ?

Pour être bénéfique pour le peuple, une réduction doit être inconditionnelle. Si la réduction est inconditionnelle, elle pourrait améliorer la situation. J’ai écrit un article sur la dette allemande après la Seconde Guerre mondiale. Dans cet article, j’ai fait la comparaison avec la Grèce. À l’époque, les créanciers avaient effectivement donné à l’Allemagne la possibilité de renforcer son économie. La Grèce d’aujourd’hui n’est pas l’Allemagne de l’après seconde guerre mondiale, le contexte est différent. Les puissances occidentales voulaient une Allemagne forte économiquement et stable, on était en période de guerre froide.

Le problème de la gauche en Grèce et dans d’autres pays endettés, est qu’elle devra définir les conditions qui arrêteront l’exploitation imposée par la Troïka. Il faut renverser la vapeur immédiatement. Si la réduction est décidée par la Troïka, oui, cela allégera la dette, mais il n’y a aura pas vraiment de solution pour les Grecs car les mêmes politiques antisociales seront imposées comme des conditions pour l’octroi de la réduction (comme cela a été le cas en mars 2012). C’est inacceptable.

Nous devons agir de manière radicale, faisant face à la troïka et sauvant le peuple.

Traduction du grec par Christian Haccuria.

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