jeudi 4 octobre 2012

Combien de pauvres en France ?





Une fois n’est pas coutume, je voudrais aborder un problème de mesure et de méthode. : combien y a-t-il de pauvres en France ? On sait, depuis la récente publication de l’Insee sur le sujet (voir http://www.insee.fr/fr/ffc/ipweb/ip1412/ip1412.pdf, ainsi que le commentaire que j’ai publié sur mon blog le 7 septembre) que, en 2010, la pauvreté monétaire concerne 8,6 millions de personnes, un nombre en forte croissance par rapport à 2008 (7,8 millions). Mais ce chiffre tend sans doute à sous-estimer le nombre des personnes dont la situation sociale est dégradée ou menacée. Pour quatre raisons.

D’abord, il ne porte que sur la France métropolitaine et écarte un ensemble non négligeable de ménages. Il s’agit de ceux qui n’ont pas déposé de déclaration de revenus, soit environ 2 % des ménages, qui sont généralement parmi les plus pauvres, car vivant plus ou moins dans les marge de la société (sans domicile fixe, en hébergement d’urgence, en institutions, …). Il s’agit également des ménages dont la personne de référence est étudiante, car leurs revenus sont souvent complétés par des transferts intra-familiaux difficiles à mesurer. Enfin, sont écartés les ménages dont le revenu déclaré est nul ou négatif (situation que l’on trouve surtout chez les indépendants). Ainsi, alors que la France métropolitaine comportait au 1er janvier 2010 62,8 millions d’habitants, seules 61 millions de personnes étaient visées par l’enquête permettant de chiffrer la pauvreté monétaire. Près de 2 millions de personnes sont donc ignorées, parmi lesquelles sans doute une proportion relativement élevée (mais impossible à chiffrer) est en situation de pauvreté, voire de très grande pauvreté.

Ensuite, le dixième le plus pauvre de la population consacre une part nettement plus grande de ses maigres revenus aux dépenses alimentaires, de boissons et de tabac, que la moyenne des ménages (21,5 % de leurs dépenses y sont consacrées contre 18 % en moyenne). Il en est de même pour les dépenses liées au logement (loyer, énergie, …) : 22,6 % contre 14,1 % pour la moyenne des ménages. Or ces postes ont vu leurs prix progresser sensiblement plus vite que la moyenne, si bien que, pour le dixième le plus pauvre, le coût de la vie a progressé de 0,5 % de plus que la moyenne entre 2005 et 2010. Comme c’est à partir de l’indice des prix de la moyenne de la population qu’est calculée l’évolution du niveau de vie de toute la population, cela signifie que ce dernier a été surestimé de 0,5 % pour le dixième le moins favorisé, soit environ 4 euros par mois. Cela paraît négligeable. Ce ne l’est pourtant pas. Car il y a beaucoup de monde aux alentours du seuil de pauvreté, et ces 4 euros mensuels en moins feraient passer environ 100 000 personnes en-dessous du seuil, alors qu’elles étaient très légèrement au-dessus.

Par ailleurs, le chiffre publié ne concerne que la pauvreté monétaire, laquelle est déterminée en fonction des revenus perçus (après impôts) par chaque ménage et du nombre de personnes qui vivent dans ce ménage. Or, par exemple, il se peut que, du fait de dettes à rembourser ou d’une situation particulière (un loyer élevé, une rupture familiale, l’arrivée d’un enfant, de mauvaises conditions de logement, …), les conditions de vie soient très précaires, bien que le revenu du ménage soit supérieur au seuil de pauvreté monétaire. Cette pauvreté « en conditions de vie » est mesurée par une enquête menée dans tous les pays de l’UE, appelée « SILC » (Statistics on Income and Living Conditions), dont la dénomination française est SRCV (Statistiques sur les revenus et les conditions de vie). Toutefois, alors qu’au niveau européen la pauvreté en conditions de vie est mesurée à partir d’un ensemble de neuf questions (est-ce que vous avez les moyens de vous chauffer correctement, d’acheter de la viande ou du poisson ou des plats protéinés équivalents au moins deux fois par semaine, etc.), SRCV va plus loin dans le détail et en pose 27 (retards de paiement, découverts bancaires, restrictions de consommation, logement suroccupé, etc.). Si 8 réponses au moins sont positives, le ménage est considéré comme étant pauvre en conditions de vie dans SRCV, alors que, au niveau européen, il en faut 4 (sur 9). Si bien que les résultats sont assez différents : en 2009, 12,6 % de la population de la France métropolitaine (7,7 millions de personnes) étaient pauvres en conditions de vie selon la méthode française, contre 5,8 % (3,5 millions) selon l’approche européenne. Mais, dans les deux cas, les recoupements entre pauvreté monétaire et pauvreté en conditions de vie sont assez faibles : toujours en 2009, dans l’approche française, 20,4 % des personnes pauvres monétairement étaient également pauvres en conditions de vie, et 22,3 % dans l’approche européenne. Ce qui signifie que, en raisonnant uniquement à partir de la pauvreté monétaire, on écarte de nombreuses personnes dont les conditions de vie sont très précaires bien que leur niveau de vie soit supérieur au seuil de pauvreté.

Enfin, l’Union européenne, s’est fixée pour objectif de réduire le nombre de personnes confrontées à la pauvreté et à l’exclusion sociale de 20 millions d’ici 2020. Pour cela, elle a défini un indicateur spécifique, chiffrant les personnes concernées par la pauvreté monétaire ou par les mauvaises conditions de vie (ou « sévères privations matérielles », selon sa terminologie) ou par le fait de vivre dans un ménage où les adultes ayant de 18 à 59 ans ne travaillent pas ou, au total, moins d’un cinquième de temps (très faible intensité de travail selon la terminologie européenne[1]). Selon Eurostat, en 2010[2], on comptabilisait 80,7 millions de personnes dans l’UE concernées par la pauvreté monétaire, 40,1 millions confrontées à des privations matérielles sévères et 37,9 millions vivant dans des ménages à très faible intensité de travail (une dimension qui ne concerne que les ménages comportant au moins un adulte de moins de 60 ans). En France, cette très faible intensité de travail concernait des ménages comprenant 4,6 millions de personnes, parmi lesquelles 2,5 millions (soit 54 %) vivaient en outre dans des ménages pauvres monétairement. On voit qu’il y a donc un lien étroit entre pauvreté monétaire et faible intensité de travail, plus étroit que le lien entre conditions de vie précaires et pauvreté monétaire.

Au total, nombre des ménages étant concernés par deux, voire trois de ces dimensions, l’UE comptait en 2009 115,7 millions de personnes « en risque de pauvreté ou d’exclusion sociale », selon la terminologie officielle. Soit, sur 500 millions d’habitants fin 2009, près d’un quart de la population européenne ! En France, le chiffre correspondant était de 11,7 millions de personnes, soit 19,2 % de la population enquêtée.

Ainsi, selon les sources (Insee ou Eurostat), la définition choisie (pauvreté monétaire seule, pauvreté monétaire et en conditions de vie, pauvreté monétaire ou en conditions de vie ou faible intensité de travail dans les ménages comportant au moins un adulte de moins de 60 ans), le chiffre de la pauvreté en 2009 (dernière année pour laquelle on dispose de toutes les grandeurs) pouvait aller de 8,1 à 11,7 millions pour la seule France métropolitaine. Et, je le répète, ces chiffres sont sans doute sous-évalués puisqu‘ils ne prennent pas en compte environ 2 millions de personnes dont une partie sont très fragilisées ni le différentiel de hausse du coût de la vie qui pénalise les ménages les plus pauvres.

[1] Ainsi, un ménage comptant deux adultes de 18 à 59 ans dont un ne travaille pas et l’autre travaille un tiers temps rentre dans cette catégorie.
[2] Eurostat désigne comme année celle de la collecte des données, lesquelles concernent l’année précédente. Par conséquent les chiffres « 2010 » concernent en réalité l’année 2009.

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Des pauvres plus nombreux, des riches plus riches

On s’en doutait, mais la réalité est encore pire que ce que l’on craignait : la pauvreté et les inégalités ont fortement progressé en 2010. Selon l’Insee, qui vient de publier les premiers chiffres, le nombre de personnes en situation de pauvreté en France a progressé de près de 500 000 en un an, et de plus de 800 000 en deux ans. Désormais 14,1 % de la population française dispose d’un niveau de vie[1] inférieur au seuil de pauvreté (964 euros par mois, contre 968 euros en 2009), alors que, en 2008 ; ce n’était le cas que de 13 % de la population.

Certes, la crise a frappé, et fortement. Mais elle a bon dos, si l’on ose dire, car elle n’explique pas tout. Le taux de pauvreté des chômeurs a effectivement augmenté, mais moins qu’on pourrait le croire : il s’établit désormais à 36,4 % ( !) contre 35,8 % en 2008. Un chiffre énorme – nettement plus d’un tiers des personnes concernées -, mais qui progresse de 0,6 point en deux ans, contre une progression de 1,1 point du taux de pauvreté général. En réalité, les sinistrés de la pauvreté sont principalement les inactifs autres que les retraités ou les étudiants (le taux de pauvreté passe de 29,3 % à 32,2 % entre 2008 et 2010, soit 2,9 points supplémentaires) et les enfants de moins de 18 ans (leur taux de pauvreté passe de 17,3 % à 19,6 %). Chez les étudiants, le taux de pauvreté progresse également sensiblement, passant de 18,1 % à 19,4 %, mais ces chiffres ne tiennent pas compte des aides familiales éventuelles.

Le visage de la pauvreté de masse se dessine ainsi nettement : il s’agit pour une part croissante de familles monoparentales (lorsque le parent isolé ne travaille pas, le taux de pauvreté explose à près de 80 %, ce qui explique la proportion élevée – et croissante - d’enfants touchés par la pauvreté), d’inactifs et de chômeurs. Certes, ces trois catégories (qui se recoupent partiellement) ont sans doute vu leur sort se dégrader du fait de la crise, en raison de l’absence d’embauches, des licenciements et de la réduction des emplois temporaires. Mais, pour elles, ce sont aussi les prestations sociales qui se révèlent fortement insuffisantes : le moindre incident économique les précipite alors dans la pauvreté ou aggrave cette dernière. Pour dire les choses brièvement, la protection sociale ne les protège pas, ou pas assez, pour qu’elles puissent faire face. Au cours de ces dernières années, la tendance dominante a été d’accuser « l’assistanat » de tous les maux : l’aide sociale, disait-on, inciterait les gens à ne rien faire au lieu de chercher à se former et à travailler. Les personnes assistées seraient le cancer de la société, des profiteurs suçant le sang des honnêtes travailleurs. L’urgence aurait été de travailler plus, et pour cela, tous les moyens ont été jugés bons, certains évoquant même la contrainte.

En période « normale », déjà, cette idéologie était contestable, moralement autant qu’économiquement : comme si, par exemple, le fait de ne pas disposer de quoi faire garder ses enfants n’expliquait pas une partie du « non-travail » des chefs de familles monoparentales. Mais en période de crise, elle devient criminelle : quand l’emploi se dérobe, il faut être aveugle pour avancer que c’est par calcul ou par fainéantise que l’on ne travaille pas, et il faut être pervers pour préconiser une réduction des aides sociales.

Hélas, les chiffres de l’Insee dévoilent aussi une autre face de la réalité : la très forte progression des inégalités. En 2002, le cinquième le plus pauvre de la population percevait 9,3 % du niveau de vie total. Il en perçoit désormais 8,7 %, soit 0,6 point de moins, ce qui représente environ 6 milliards de moins que ce qu’il aurait perçu si la répartition des revenus ne s’était pas déformée à son détriment. Pendant ce temps, dans le cinquième le plus riche, c’est l’inverse qui s’est produit : de 37,7 %, sa part dans le revenu total est passée à 39 %, soit 1,3 points de plus, donc un gain supplémentaire d’environ 12 milliards issu de la déformation de la répartition des revenus à son avantage. Et l’on entend ces pauvres privilégiés hurler à l’oppression fiscale parce que l’Etat viendrait leur reprendre une part de ce surplus ? De qui se moque-t-on ?

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[1] Le niveau de vie est calculé pour le ménage tout entier : il dépend bien sûr du revenu après impôt perçu par les différents membres du ménage, mais aussi de leur nombre, le premier adulte comptant pour 1,les autres personnes pour 0,5 chacune à l’exception des enfants de moins de 14 ans qui comptent chacun pour 0,3.
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