mercredi 4 avril 2012

Ces vautours qui veulent la peau de l’Argentine




L’Argentine a récemment été la cible d’attaques sur plusieurs fronts, en lien avec la suspension de paiement sur sa dette décidée en 2001, et avec des procédures devant le CIRDI (Centre International de Règlement des Différends relatifs aux Investissements), le très controversé tribunal d’arbitrage de la Banque mondiale.

Le 26 mars dernier, le département du commerce extérieur des États-Unis a suspendu l’Argentine de son système généralisé de préférences (SGP), un mécanisme qui permet d’accorder des tarifs douaniers préférentiels aux pays en développement |1|. L’administration Obama justifie cette sanction par le refus de l’Argentine d’exécuter deux condamnations, pour un montant de plus de 300 millions de dollars, en faveur de deux entreprises états-uniennes ayant porté plainte devant le CIRDI |2|. L’une d’elles, Azurix Corporation, qui a intenté deux actions contre l’État argentin devant le CIRDI, avait en effet demandé la révision du système généralisé de préférences pour en exclure l’Argentine. Ce « bras armé dans l’industrie de l’eau de la compagnie corrompue Enron |3| », selon les mots de l’ambassadeur argentin à Washington, avait obtenu en 1999 une concession de 30 ans pour la distribution de l’eau dans deux des trois régions de la province de Buenos Aires. Les autorités avaient par la suite annulé cette concession, pour cause de non respect des normes en termes d’investissements et de qualité de service.

En septembre 2011, Washington a aussi fait savoir que ses représentants voteraient contre l’octroi de tout prêt à l’Argentine par les banques multilatérales de développement (telles que la Banque mondiale ou la Banque interaméricaine de développement, la BID). Le vote du représentant états-unien n’ayant pas suffi à bloquer les prêts de la BID au pays, on apprenait récemment qu’une délégation de lobbyistes, représentant les détenteurs d’obligations argentines en défaut, était à Londres pour tenter de convaincre la Grande-Bretagne de rallier la position états-unienne |4|.

Cette campagne visant à augmenter la pression sur Buenos Aires est notamment orchestrée par un groupe nommé ATFA (American Task Force Argentina), qui, comme l’indique son site internet, poursuit « une solution juste au défaut sur la dette argentine ». Parmi ses membres figure ce qu’on appelle dans les cercles autorisés un créancier procédurier, plus communément connu sous le nom de fonds vautour : Elliott Associates. Ce fonds vautour n’en est pas à son coup d’essai. En 1999, il obtenait, par un jugement de la Cour d’appel de New York, le versement par le Pérou de 58 millions de dollars pour une dette que le fonds avait rachetée seulement 11 millions de dollars. Le Congo Brazzaville se trouve également au tableau de chasse de ce redoutable requin de la finance, qui manœuvre volontiers en eaux troubles.


Les fonds vautours ne lâchent rien


Examinons de plus près les prétentions de ce fonds vautour dans le cas argentin.

Le fonds NML, filiale de Elliott Management enregistrée dans les îles Caïman, a racheté avec une grosse décote des titres de la dette argentine, et a refusé de participer aux deux échanges de bons, pourtant avantageux pour les créanciers, de 2005 et 2010 |5|. Pour obtenir le remboursement intégral du capital (à sa valeur nominale, bien entendu) et le paiement d’intérêts, NML a entamé une série de poursuites devant différentes juridictions, qui lui ont donné raison à plusieurs reprises. Ainsi, le 4 mars dernier, le juge fédéral de New York, Thomas Griesa, rendait un jugement favorable au fonds vautour : en vertu de la clause pari passu, qui oblige un débiteur à traiter tous ses créanciers de la même manière, l’Argentine devrait rembourser NML en même temps qu’elle s’acquitterait des intérêts sur les nouveaux bons issus des échanges de 2005 et 2010. Le ministre des finances argentin a fait savoir qu’il rejetait cette décision, dont l’Argentine a fait appel.

Bizarrement, le même juge a rendu quelques jours plus tard un jugement, cette fois en faveur de l’Argentine, par lequel il revient sur une décision prise en août 2011. Le jugement de 2011, rendu à la demande des fonds vautours Aurelius et Elliott Management Ltd, avait ordonné le gel d’avoirs détenus à la Federal Reserve Bank de New York sur les comptes de la banque centrale d’Argentine et de Citibank pour tenter de freiner le remboursement des détenteurs de bons Boden 2012, des bons émis par l’Argentine en 2002 et régulièrement remboursés depuis. Le juge Griesa a levé le gel de ces avoirs, qui selon lui, ne sont pas la propriété de la République d’Argentine |6|.

Ainsi, malgré les 12 jugements rendus en leur faveur par les tribunaux new-yorkais, Aurelius et Elliott Management Ltd. ont échoué une fois de plus à saisir des fonds argentins, en raison de l’immunité souveraine qui, aux États-Unis, protège la plupart des avoirs détenus sur son sol par des pays tiers. Mais cette immunité ne semble pas offrir une protection totalement efficace contre les fonds vautours. Le 6 juillet 2011, la Cour Suprême du Royaume-Uni a donné gain de cause à NML, qui cherche à faire appliquer dans ce pays une décision prise par un tribunal new-yorkais lui accordant le remboursement des titres (d’une valeur nominale de 172 millions de dollars, mais rachetés à près de la moitié de leur valeur par NML) et le paiement de 112 millions de dollars en intérêts. Selon la Cour suprême, l’Argentine ne peut opposer son immunité souveraine contre la saisie d’avoirs sur le territoire britannique, puisque les bons émis par l’Argentine et en possession du fonds vautour NML contiennent une clause de renonciation à l’immunité. Le Financial Times |7| y voit un pas positif pour les investisseurs actifs sur le marché des dettes souveraines, même s’il est précisé que cette décision ne vaut que dans ce cas précis, et ne signifie pas que l’immunité souveraine ne soit jamais opposable dans les litiges liés aux dettes souveraines traités par les tribunaux britanniques.


A la curée du CIRDI


Les détenteurs d’obligations argentines en défaut ont aussi trouvé chez les arbitres du CIRDI une oreille attentive. Ainsi en août 2011, le tribunal d’arbitrage s’est déclaré compétent dans un différend opposant l’Argentine à quelque 60 000 investisseurs italiens, qui font valoir que le défaut de paiement constitue une violation du traité bilatéral d’investissement (TBI) signé par l’Italie et l’Argentine. Cette décision du tribunal est largement contestée, car l’article 8 du TBI indique que les investisseurs doivent d’abord entamer des démarches devant les juridictions nationales, et ne peuvent s’adresser au CIRDI que 18 mois plus tard. Or, ces investisseurs italiens n’ont pas, avant de s’adresser au CIRDI, porté plainte devant les tribunaux argentins. Un des trois arbitres, George Abi-Saab, a d’ailleurs émis une opinion dissidente quant à cette décision. D’abord, il indique que les titres ne sont pas des investissements protégés au sens du TBI, puisqu’ils n’ont pas de lien territorial avec l’Argentine. De plus, selon lui, le consentement de l’Argentine à l’arbitrage du CIRDI ne s’étend pas aux actions collectives telles que celles-ci ; le tribunal s’est par ailleurs auto-octroyé un pouvoir législatif en modifiant substantiellement les règles de procédures pour les adapter à cette action collective |8|.

Sans connaître l’issue de cette procédure on peut dire que cette décision sonne comme un avertissement contre des décisions unilatérales de pays qui voudraient suspendre le paiement sur leurs bons et qui ont consenti à se soumettre à l’arbitrage du CIRDI, à travers des traités bilatéraux.

Il convient de rappeler que les attaques menées contre l’Argentine au CIRDI sont nombreuses. L’Argentine est le pays le plus souvent mis en cause au CIRDI, avec 49 actions intentées à son encontre. Même si dans bien des cas, l’Argentine a tenté d’annuler ou refusé d’appliquer les décisions prises contre elle, elle n’a toujours pas emboîté le pas de la Bolivie, de l’Équateur et du Venezuela, qui ont quitté cette institution éminemment partiale et favorable aux intérêts des transnationales |9|. C’est pourtant une décision indispensable au recouvrement de sa souveraineté nationale.


L’Argentine comme épouvantail


Outre les pressions exercées directement sur les décideurs et les tentatives d’intimidation que constituent toutes les actions intentées contre l’Argentine devant différentes instances, le cas argentin fait aussi l’objet d’une campagne médiatique diffuse, mais de grande ampleur. Son objectif est de montrer que le défaut de paiement argentin sur près de 100 milliards de dollars de dette extérieure a été catastrophique pour le pays, et que d’autres pays, tels la Grèce, seraient bien mal inspirés de faire preuve de la même fermeté. Cette campagne est d’autant plus féroce |10| et nécessaire que tout semble indiquer que l’Argentine a eu raison. Ce défaut a signifié pour le pays une immense bouffée d’oxygène financière : les ressources qui n’ont pas été transférées aux créanciers extérieurs du pays ont pu être alloués à des dépenses socialement utiles. Loin du chaos promis par les Cassandre des milieux financiers, le pays a pu se relever d’une crise dramatique et améliorer substantiellement le niveau de vie de la population, qui avait subi un appauvrissement rapide et une précarisation galopante. Par ailleurs, la rupture avec le FMI |11| et la fermeté face aux créanciers du Club de Paris ont permis de mettre un terme au chantage qu’ils exercent habituellement et à leur ingérence dans la gestion du pays. Enfin, l’Argentine n’a pas été mise au ban des nations : si elle ne peut toujours pas emprunter sur les marchés financiers - est-ce d’ailleurs vraiment une mauvaise nouvelle ? - elle n’a pas été écartée du cercle très fermé des leaders mondiaux autoproclamés (le G20). Certes, on pourrait nous rétorquer que ce qui a été possible pour une économie telle que l’Argentine ne le serait peut-être pas pour de plus petits pays comme la Grèce ou le Portugal. A quoi l’on répondrait que la soumission aux diktats des créanciers dans ces pays produit des résultats tellement terrifiants que l’on voit mal comment un défaut pourrait s’avérer plus désastreux.

Stéphanie Jacquemont

Notes
|1| Il s’agit d’une dérogation au principe de la nation la plus favorisée, en vigueur à l’OMC, qui oblige ses membres à traiter de la même manière tous les pays.

|2| Les deux entreprises en question sont Azurix Corporation et CMS. Voir l’explication du représentant au commerce Ron Kirk http://www.ustr.gov/about-us/press-office/press-releases/2012/march/us-trade-representative-ron-kirk-comments-presidenti

|3| Lettre de l’ambassadeur Chiaradia au secrétaire d’État au Trésor Timothy Geithner du 25 août 2011, http://www.embassyofargentina.us/v2011/files/110825culbersonusargentinabit.pdf

|4| Voir Alan Wheatley, « Vultures swoop on Argentina », 29 février 2012,http://blogs.reuters.com/macroscope/2012/02/29/vultures-swoop-on-argentina/

|5| Pour plus d’informations sur ces deux échanges, lire notamment Eduardo Lucita « La dette argentine est de retour », 28 juillet 2008, http://www.cadtm.org/La-dette-argentine-est-de-retour et Claudio Katz et al. « Considérations sur l’échange de dette et ses implications. Les banquiers se réjouissent. Le pays s’endette. Est-il devenu progressiste de payer sa dettte ? », 27 juin 2010,http://www.cadtm.org/Les-banquiers-se-rejouissent-Le

|6| Les lois sur l’immunité souveraine aux États-Unis protègent les avoirs des banques centrales de pays tiers, qu’elles soient ou non indépendantes des États. Voir « US Judge criticizes Argentine ’continued intransigence’ in refusing to honour lawful debts », 29 mars 2012,http://en.mercopress.com/2012/03/30/us-judge-criticizes-argentine-continued-intransigence-in-refusing-to-honour-lawful-debts

|7| Lire Philippa Charles, « Devil in the details for sovereign debt bonds », The Financial Times, 7 août 2011, http://www.ft.com/intl/cms/s/0/14224f76-bc42-11e0-80e0-00144feabdc0.html#axzz1qywfi8a8

|8| Andrew Newcombe, « Mass claims and the distinction between jurisdiction and admissibility (Part II), 16 décembre 2011, http://kluwerarbitrationblog.com/blog/2011/12/16/mass-claims-and-the-distinction-between-jurisdiction-and-admissibility-part-ii/

|9| Pour plus d’informations sur le sujet, voir Cécile Lamarque, « Et de trois : après la Bolivie et l’Équateur, le Venezuela quitte le CIRDI ! », 24 février 2012, http://www.cadtm.org/Et-de-trois-apres-la-Bolivie-et-l et Stéphanie Jacquemont et Yolaine Lhoist « La Bolivie porte une estocade à la Banque mondiale », 29 octobre 2007, http://www.cadtm.org/La-Bolivie-porte-une-estocade-a-la

|10| Voir par exemple une publicité publiée dans le Wall Street Journal par l’ATFAhttp://atfa.org/files/ATFA_MembrshpWSJ_8revFINAL.pdf

|11| Malheureusement au prix du remboursement anticipé de sa dette envers l’institution.


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