mardi 3 avril 2012

Affaire Bettencourt : la contre-attaque de Mediapart



Les journalistes auteurs des révélations de Mediapart dans l'affaire Bettencourt, ainsi que son directeur de publication, sont convoqués jeudi 5 avril par les juges d'instruction de Bordeaux chargés de ce dossier qui envisagent leurs mises en examen pour atteinte à l'intimité de la vie privée. Lors d'une conférence de presse tenue, mardi 3 avril, au cabinet de ses avocats, Mediapart a réaffirmé qu'il n'avait révélé que des informations d'intérêt public, conformément au droit de la presse. Nos conseils, qui ont adressé à la justice bordelaise un courrier argumenté en ce sens, ont annoncé le dépôt d'une plainte contre X... pour dénonciation calomnieuse, contestant l'origine de la procédure dont nous sommes aujourd'hui les victimes.
Des consœurs et confrères de France Inter et de France Info, de l'AFP et de Reuters, de Libération et du Monde, ainsi que de Canal Plus, ont assisté à cette conférence de presse, ainsi que la secrétaire générale du Syndicat national des journalistes (SNJ), Dominique Pradalié, venue affirmer sa solidarité de principe avec Mediapart. Tenue dans les locaux du cabinet Lysias, elle a permis à nos conseils, Mes Jean-Pierre Mignard et Emmanuel Tordjman, d'expliquer pourquoi nous contestions, sur le terrain du droit, notre éventuelle mise en cause pour atteinte à l'intimité de la vie privée.
Auparavant, Fabrice Arfi, auteur de nos révélations de l'été 2010 (avec Fabrice Lhomme, qui a depuis rejoint Le Monde), et moi-même, en tant que directeur de la publication, avons rappelé combien nous avions veillé à écarter tout ce qui relevait de l'intimité de la vie privée dans les enregistrements clandestins du majordome de Liliane Bettencourt. Nous nous en sommes tenus aux seules informations d'intérêt public, conformément au droit de la presse qui protège le droit fondamental de savoir des citoyens. C'est ainsi que les faits mis au grand jour par nos révélations ont concerné une fraude fiscale de grande ampleur, des financements illicites de partis politiques et de campagnes électorales, des pressions du pouvoir exécutif sur l'autorité judiciaire, des manquements à la loi commune et des conflits d'intérêts multiples.
De plus, en révélant ces graves dysfonctionnements de la vie publique et des institutions de l'Etat, nos révélations ont également permis de protéger Liliane Bettencourt dont il est désormais établi, par des expertises judiciaires indépendantes, qu'elle ne disposait pas de l'intégrité de ses facultés à l'époque des faits. C'est pourquoi Mediapart conteste la procédure pour atteinte à l'intimité de la vie privée de Mme Bettencourt dont le juge Jean-Michel Gentil et ses deux collèges chargés de l'instruction de ce dossier ont hérité. Initiée en 2010 par le procureur de Nanterre, Philippe Courroye, alors même qu'il s'efforçait de détourner l'attention des faits graves révélés par nos informations, et relayée par une plainte déposée par ses avocats de l'époque (et qui ne le sont plus) au nom de la très fortunée héritière de L'Oréal, cette procédure pourrait relever d'une manœuvre de diversion faite au nom d'une plaignante qui n'était pas en état de juger sa pertinence et d'en juger les conséquences.
Tel est le sens de la plainte contre X... pour dénonciation calomnieuse que Mes Mignard et Tordjman déposeront, jeudi 5 avril, devant le doyen des juges d'instruction de Bordeaux. Cette plainte ne vise évidemment pas Liliane Bettencourt mais ceux qui auraient pu se prévaloir de son nom pour calomnier des journalistes qui, en l'espèce, s'en sont tenus aux règles professionnelles et déontologiques de leur métier, Mediapart n'ayant espionné personne, ni violé l'intimité de quiconque. Loin de nous croire au-dessus des lois, nous avons toujours été disposés à rendre compte de nos écrits devant la justice, mais dans le cadre de la loi de la presse qui garantit l'exercice démocratique de notre métier. Or, dans cette affaire Bettencourt, Mediapart n'a jamais été poursuivi en diffamation, aucun de ses nombreux protagonistes n'ayant jugé bon de nous demander réparation de nos révélations dont, pourtant, ils pouvaient légitimement penser qu'elles portaient atteinte à leur honneur et leur considération.
Quand les faits sont incontestables et accablants, ceux que leur dévoilement dérange préfèrent toujours calomnier les messagers de ces révélations. L'affaire Bettencourt n'est aucunement une« boule puante »comme vient de l'affirmer le président sortant, Nicolas Sarkozy, mais tout au contraire la preuve de graves manquements à la vertu républicaine. C'est ainsi que furent rappelées, lors cette conférence de presse, les relations entretenues par Patrice de Maistre, alors chargé d'affaires de Liliane Bettencourt, avec la présidence de la République, telles qu'elles ressortent des enregistrements du majordome, et notamment avec Patrick Ouart, conseiller judiciaire de Nicolas Sarkozy au début du quinquennat, recasé depuis dans le groupe LVMH de Bernard Arnault mais toujours influent, à l'époque des faits, dans l'entourage présidentiel.
Mediapart fait confiance à la justice, et notamment aux magistrats indépendants du siège, pour établir qu'il n'a jamais porté atteinte à l'intimité de Liliane Bettencourt et que, bien au contraire, il a contribué à la protéger de tous ceux qui abusaient de sa faiblesse et profitaient de sa richesse. Tel est l'esprit du courrier que nos avocats ont adressé dès le 16 mars, en prévision de nos auditions du jeudi 5 avril, à Jean-Michel Gentil, vice-président chargé de l'instruction au tribunal de grande instance de Bordeaux.
Dans un souci d'information légitime de nos lecteurs, nous publions ci-dessous le texte intégral de ce courrier, suivi de liens avec les dépêches et articles ayant rendu compte de notre conférence de presse. Pour retrouver nos articles sur l'affaire Bettencourt, notre dossier complet est consultable ici. Dans une vidéo, nous avions présenté de façon synthétique et pédagogique ses enjeux : elle peut être visionnée là.
*
« Monsieur le Vice-président,
« Sur réquisitions successives de Monsieur le Procureur de la République, vous avez indiqué à Messieurs Edwy PLENEL et Fabrice ARFI, dont nous sommes les Conseils, votre intention de les convoquer pour procéder à leurs interrogatoires de première comparution en vue de leurs mises en examen le 5 avril 2012.
« Si elles devaient avoir lieu, elles seraient motivées par les faits suivants : “ conservé, porté ou laissé porter à la connaissance du public ou d’un tiers ou utilisé de quelque manière que ce soit tout enregistrement ou document obtenu à l’aide de l’un des actes prévus par l’article 226-1 du code pénal, en l’espèce par l’enregistrement de paroles prononcées à titre privé ou confidentiel au préjudice de Mme Liliane BETTENCOURT SCHUELLER ”. Faits prévus et réprimés par les articles 226-1, 226-2 et 226-6 et 226-7 du Code Pénal.
« Nous avons l’honneur de faire les observations suivantes.

« 1. Messieurs PLENEL et ARFI sont journalistes et à ce titre leur métier consiste à informer.
« Il s’est agi de porter à la connaissance du public des méfaits contre Madame BETTENCOURT commis par des tiers ou son entourage, personne âgée, riche mais atteinte de graves pathologies affectant ses facultés de discernement.
« 2. La bassesse des procédés comme la vilénie des buts recherchés justifiaient, déjà et amplement, que le public en soit informé tellement il est à peine croyable qu’une dame âgée, que l’on pouvait croire protégée de toute infraction, ait pu être la cible d’une telle opération de prédation.
« Il est dorénavant acquis qu’une personne richissime a été livrée à la concupiscence de prestataires de tous ordres sans que personne, hormis sa fille et quelques proches à son service, mus par une haute conscience morale, s’en émeuvent.
« Il s’agit là déjà d’une leçon de choses sur l’état de notre société justifiant amplement que le public en soit informé.
« 3. La divulgation de ces infractions commises ou en voie de se commettre y a mis un terme. L’information du public a barré la route à ceux qui, au mépris de leurs fonctions, avaient tout fait pour que la justice n’en connaisse.
« Outre que la publication de ces infractions commises ou en voie de se commettre a permis de sauvegarder les droits de la victime, diverses personnes, dont un ancien ministre de la République, ont été mises en examen.
« La liste et la gravité des infractions poursuivies – abus de faiblesse, escroquerie, trafic d’influence, blanchiment, abus de confiance, recel, financement illicite de parti politique – ont fini de révéler cette affaire comme une des plus caractéristiques de la conjugaison de la cupidité privée et du mépris de l’intérêt public.
« 4. Dans ce sens, considérée sous toutes ses facettes, cette affaire est unique.
« Ne pas en informer le public s’analyserait en une abstention coupable alors qu’une personne était en souffrance et victime d’une série d’infractions. Ne rien dire sur des infractions en train de se commettre, ç’eût été pour des journalistes ruser avec leur déontologie et finalement tromper le public.
« 5. Messieurs PLENEL et ARFI ont fait leur devoir. Ils le revendiquent.
« La nature des informations publiées revêtait d’autant et surtout un caractère majeur. Cette infraction de nature privée s’accompagnait d’autres infractions traduisant un grave dysfonctionnement des institutions de l’État.
« C’est ce qui a justifié la sélection faite par MEDIAPART, excluant toute allusion à l’intimité de la vie privée, démarche expressément mentionnée dans la « boîte noire » de tous les articles du site qui se sont appuyés sur les enregistrements réalisés par l’ancien majordome de Madame BETTENCOURT. 
« 6. Sont dorénavant reprochés par la justice elle-même des faits de financement illicites de partis politiques, de trafic d’influence et de fraude fiscale, accompagnés d’un reproche récurrent de partialité du Ministère Public.
« Or c’était précisément l’objet de la publication d’extraits sélectionnés des enregistrements visant, au nom du droit à l’information, à porter à la connaissance des lecteurs et des citoyens ces pièces, validées depuis par la Chambre criminelle de la Cour de cassation.
« 7. La Chambre Civile de la Cour de cassation a certes rendu un arrêt favorable aux pourvois formés par Madame BETTENCOURT et Monsieur DE MAISTRE, alors néanmoins que l’expertise médicale constatant l’abus de faiblesse de Madame BETTENCOURT, sur une période allant de septembre 2006 à septembre 2011, avait été transmise au parquet de Bordeaux le 29 septembre 2011.
« Cette affaire, elle, avait été plaidée le 5 juillet 2011 devant la Cour de cassation, soit trois mois auparavant, sans que personne et surtout les magistrats de la Chambre Civile aient été informés de la pathologie de Madame BETTENCOURT.
« Cette information, pourtant, n’aurait pas manqué de les intéresser…
« Le pourvoi de Madame BETTENCOURT, il est vrai, avait été formé en compagnie de son conseil en gestion d’alors, Monsieur DE MAISTRE.
« Y avait-il cependant, au regard de ce que nous savons maintenant, une telle convergence d’intérêts ?
« 8. On ne saurait donc que trop remercier Messieurs PLENEL et ARFI d’avoir pris le risque d’informer, faisant prévaloir leur déontologie et leur haute conception de la démocratie sur toute autre considération courtisane.
« La Constitution et les lois de la République Française l’affirment. Les traités internationaux de l’ONU, du Conseil de l’Europe ou de l’Union Européenne le confirment : sans information libre, c’est-à-dire non entravée, il n’y a pas de démocratie qui vaille.
« 9. Par deux fois, le Tribunal de Grande Instance et la Cour d’Appel de PARIS ont débouté les avocats de Madame BETTENCOURT et de Monsieur DE MAISTRE de leurs demandes à l’égard de MEDIAPART estimant que le but recherché par la publication de certaines parties des enregistrements, celles qui concernaient précisément un intérêt public à l’exclusion de toute allusion à la vie privée, était légitime.
« À l’époque, il faut dire que Madame BETTENCOURT était demanderesse à l’action alors que l’on sait maintenant qu’elle était en état de faiblesse puisqu’elle a été depuis mise sous tutelle.
« 10. Messieurs PLENEL et ARFI n’accordent dès lors aucune valeur particulière à la procédure engagée par Madame BETTENCOURT laquelle ne saurait être réputée avoir eu une conscience plus éclairée de la portée de ses actions en justice que pour les diverses opérations financières réalisées en son nom.
« Il appert enfin que les autorités de poursuites, à tous les niveaux y compris au plus haut,  se sont, avec opiniâtreté, refusées à admettre l’existence de ces infractions contribuant ainsi à maintenir le couvercle sur une marmite de délits.
« C’est du moins ce qui ressort d’une déclaration de Monsieur Jean Louis NADAL, ancien Procureur Général près la Cour de cassation du 15 mars 2012.
« 11. Une société démocratique ne saurait accepter de tels agissements sans qu’ils soient portés à la connaissance du public ou il faudrait alors se résigner à ce que les forfaits les pires, car les mieux dissimulés, continuent de se perpétrer à l’abri des regards et contre toute velléité de faire prévaloir le droit.
« À une justice défaillante, par l’intrusion d’intérêts qui lui sont étrangers, vient en renfort la presse « chien de garde » de la démocratie aux termes de l’arrêt SUNDAY Times c/ ROYAUME-UNI de la Cour Européenne  des Droits de l’Homme en date du 26 avril 1979.
« 12. Messieurs PLENEL et ARFI ont été, en qualité de journalistes, témoins d’un ensemble d’infractions commises à l’encontre d’intérêts privés et de l’intérêt public de nature à  perturber gravement le fonctionnement régulier des institutions.
« Le magistrat instructeur est d’abord un juge indépendant et impartial. À ce titre, il est institué gardien de la liberté individuelle par la Constitution, une parmi ses missions qui les sublime toutes.
« 13. Ils se présenteront donc en tant que journalistes, témoins et rien d’autre, soucieux du respect de la confidentialité des sources. C’est en votre qualité de juge, gardien du droit et donc de leurs droits, que nous vous demandons de sauvegarder la liberté d’informer.
« Tels sont les éléments dont nous souhaitions vous faire part en prévision des interrogatoires prévus le 5 avril prochain.
« Vous souhaitant bonne réception de la présente, nous vous prions de croire, Monsieur le Vice-président, en l’expression de notre respectueuse considération.
« Jean-Pierre MIGNARD et Emmanuel TORDJMAN. »
*
Voici des liens avec les divers comptes rendus de la conférence de presse de Mediapart, tenue mardi 3 avril 2012 au cabinet de ses avocats :
Reprises de la dépêche AFP sur Libération (ici), Le Nouvel Observateur (ici), Le Point () et France Soir (), ainsi que de la dépêche Reuters sur 20minutes (ici).

Edwy Plenel

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