vendredi 3 février 2012

Reprenons l’Europe !




1. On n'avait pas besoin des mots de Mario Draghi pour comprendre que la crise en Europe a désormais atteint un seuil d'irréversibilité. Crise de « dimensions systémiques », avait déclaré Jean-Claude Trichet, il y a quelques mois. Et voilà maintenant que Draghi, son successeur à la tête de la Banque centrale européenne, nous informe que « la situation a empiré » (16 janvier). Difficile de comprendre ce que signifie l'aggravation d'une crise de « dimensions systémiques ».

Ce qui est certain, c'est que les scénarios qui se dessinent pour les mois à venir sont très sombres, non seulement pour ceux qui paient désormais depuis des années la crise et la médication qui l’alimente : l'austérité, ou plus “sobrement” larigueur. Même des secteurs consistants du capital et des classes dirigeantes européennes commencent à être assaillis par le doute que, dans le gigantesque processus de réajustement global des équilibres de pouvoir qui est en acte, ils risquent d'être parmi les perdants. Le spectre du “déclin”, s'il n'a pas arrêté de hanter les métropoles usaméricaines, s’est mis à fréquenter avec plus d’assiduité les rues et les places d'Europe, ou du moins de régions entières de l'Europe. Et il ne manque pas de commentateurs pour entrevoir derrière l’action des agences de notation une rationalité militaire, les premières manœuvres d’une « guerre mondiale de la dette », dans laquelle l'objectif de la survie du dollar comme monnaie souveraine au niveau mondial (avec le maintien des centres actuels de commandement sur les marchés financiers qui en découlerait) peut justifier l’effritement de l'euro. En toile de fond, les nouvelles en provenance du détroit d'Hormouz nous rappellent que face à une crise d’une telle ampleur et durée, la guerre peut être une “solution” à tenter et pas seulement sur le terrain de la finance et des dettes “souveraines” .

Disons-le clairement : l'Union européenne, telle que nous l’avons connue ces dernières années, est finie. Il n’y a pas là de quoi se réjouir. Nous-mêmes avons pensé de temps à autre que les luttes et les mouvements pourraient trouver dans le cadre institutionnel européen en formation, sur le terrain de la citoyenneté et de la gouvernance, un cadre de référence plus souple que les structures politiques nationales, un espace dans et contre lequel construire des campagnes et articuler des plateformes de revendications. Eh bien, cet espace n'existe plus. C'est la première leçon à tirer de la crise dans cette partie du monde. La seconde, cependant, est tout aussi importante pour nous : sur le terrain national, toute hypothèse d’affrontement démocratique ou socialiste de la crise est en train de se révéler une illusion dépourvue de toute efficacité et tendanciellement dangereuse. C’est l’enseignement de deux ans de résistance très dure, mais justement limitée au territoire national, aux politiques d'austérité dans les pays les plus durement touchés par la crise. De ce point de vue, la Grèce est emblématique. Difficile d'imaginer un déploiement plus radical et assorti de luttes de résistance que celui qui a eu lieu dans ce pays : de l'occupation des rues aux grèves générales qui ont duré des jours et des jours, des tentatives d'assaut du Parlement au blocus de villes entières. Et pourtant, l'efficacité de cette mobilisation permanente pour faire obstacle aux politiques draconiennes de coupes sombres et de démantèlement de l’État social et des droits, a été nulle.

Ce constat est dépourvu de condescendance, que ce soit clair. Ces luttes devaient être menées, en Grèce comme ailleurs. Mais à l’intérieur de celles-ci, la perspective d'une simple résistance (la simple défense des conquêtes de ces dernières décennies et des institutions censées les incarner) s'est heurtée à une limite radicale. Au moment même où l'Europe se dépouille définitivement aux yeux de millions de citoyens européens de tout vêtement démocratique pour ressusciter les fantômes de la dictature commissaire, de l'exclusivité de la régulation monétaire et de la domination coloniale d’un prétendu centre sur les périphéries, la dimension nationale s'est révélée impuissante à fonctionner comme dernier rempart et bastion défensif. Les processus de désarticulation de l'État-nation ont agi trop profondément dans les dernières décennies, les institutions de celui-ci se sont trop compromises avec la logique néolibérale et financière. La composition du travail vivant a trop mué, trop grande est la disproportion entre la violence du commandement financier et les dynamiques de la représentation, pour que l’on puisse penser aujourd'hui à un New Deal sur des bases nationales. Un programme de sortie par le haut de la crise ne peut être aujourd'hui qu’unprogramme constituant : les deux éléments qui par définition qualifient tout programme constituant - l'établissement de nouveaux principes non négociables et la construction d’un nouveau principe institutionnel - doivent, cependant, s’accompagner de l'invention d'un nouvel espace, qui pour nous ne peut être qu’européen. Il s'agit d'une tâche dont nous ne nous cachons pas l’énorme difficulté. Pourtant, l'avenir de la lutte des classes et d’une “gauche”, de quelque manière qu’on la qualifie, en Europe, dépend de la capacité que nous aurons, dans un avenir immédiat, de l’assumer.


2. La radicalité et la profondeur de la crise, tant au niveau mondial qu’au niveau européen, sont maintenant reconnues par maints analystes mainstream, qui parlent ouvertement d'un horizon de récession à moyen terme. En ce qui concerne l'Europe, si dans les années à venir, une solution de continuité radicale ne se produira pas, cela signifie que nous devrons faire face à la décomposition ultérieure d'un espace (politique, social et culturel mais aussi économique) qui a été très hétérogène dès ses débuts. Les institutions européennes présentaient cette hétérogénéité comme une des forces de l'Union. La pression de la crise a fait table rase de ces rhétoriques. Aujourd'hui, il ne s’agit même plus d'une Europe à deux ou plusieurs vitesses. Ce qui se passe aujourd'hui autour du Royaume-Uni n’est pas moins significatif que la précipitation de la Grèce vers la constatation dudefault : la City de Londres pose sa candidature au rôle d’aimant pour attirer les capitaux de toute l'Europe, les distribuant sur les marchés financiers mondiaux et contribuant à approfondir les dynamiques de rupture de l’unité économique des pays “forts” eux-mêmes, à commencer par l'Allemagne. L’ hypothèse même de rupture de l'unité monétaire européenne, avec la sécession allemande et la formation d'un nouveau bloc autour du Mark (dont a souvent parlé Christian Marazzi) escompte l'affaiblissement de la demande mondiale de produits manufacturés pour l'exportation et les premières fissures dans la stabilité sociale dont dépend le modèle allemand.

Le déclassement de la note de la France n’affaiblit pas seulement le Fonds européen de stabilité financière (FESF), mais il fait également sauter de manière définitive l’axe Paris-Berlin, qui s’était porté candidat au rôle de directoire européen dans la crise, ouvrant ainsi une autre ligne de fracture dans l'espace institutionnel de l’ UE. À l'Est, la révolte sociale de ces derniers jours en Roumanie a ouvert un autre front d'instabilité radicale, tandis que la dérive fasciste du gouvernement hongrois - même si un mouvement grandissant s’y oppose - détermine la réaction de Bruxelles, uniquement quand il arrive à s’en prendre démagogiquement à l'autonomie de la Banque centrale.

Ce sont ces processus de décomposition de l'espace européen qui nous font dire que l'Union européenne, telle que nous l’avons connue ces dernières années, est finie. Soyons clairs, cela ne signifie pas que les institutions européennes soient vouées à disparaître ou qu'il n'y ait pas de projets de “réforme”. Plus exactement, certains (Étienne Balibar par exemple), ont récemment parlé d'une véritable “révolution d’en haut” : une tentative de réalignement total du cadre institutionnel de l'Union autour de la Banque centrale européenne, avec des effets de changement profond de la constitution matérielle et formelle tant sur le plan européen que national (la référence à l’équilibre budgétaire est évidente ici). Le fiscal compact (pacte budgétaire) qui sera signé en mars trace le décor de cette véritable tentative de management de la crise, guidée par l’Allemagne, dont les promoteurs mêmes sont conscients des limites et qui pourra avoir quelque chance de succès seulement en présence d'une récession en quelque sorte « contrôlée » et d’un ralentissement de l'attaque contre les « dettes souveraines ». Pour l'Allemagne (et pas seulement elle), comme on l'a dit plus haut, l'alternative est la sécession de l'euro, avec des effets difficilement prévisibles à la fois en Europe et au niveau global.


Nous n'insisterons pas ici sur ce deuxième scénario. Il nous semble plus important de souligner que la « révolution d'en haut » actuellement en acte, vide de toute substance démocratique, de quelque manière qu’on la définisse, les institutions européennes et propose même sur ce plan, l’urgence absolue d'un programme constituant. C’est une Europe « gothique » qui se configure, une Europe dispersée et hiérarchique, une Europe-marché sans médiations démocratiques internes efficaces, mais plutôt investie (et éventuellement recomposée selon des géométries et des géographies variables) par un nouveau commandement souverain, celui de la Banque - pas seulement la BCE, mais encore et toujours « les marchés » - qui descend d'en haut et s’étend de manière diffuse. 

Ainsi se conclut brutalement ce processus de cinquante ans de construction européenne fondé sur une gouvernance qui équilibrait les dissymétries et empêchait l'apparition d’éventuels bouleversements de la hiérarchie traditionnelle des États. Dans le labyrinthe gothique qui se profile, avec ses architectures difformes pliées aux besoins des banques et des « marchés », ce sera une sorte de « planification » d'en haut qui dominera. On l’a noté : une planification quasi-soviétique, non pas pour produire des marchandises, mais pour produire de la dette – en rendant automatiques les sanctions contre toute déviance. Il est facile de prévoir que, contrairement au rêve fédéraliste et au projet fonctionnaliste de l'atténuation de la souveraineté dans le processus d'intégration, cet aménagement va voir proliférer les souverainismes et les nationalismes. D'un côté dans les pays « forts », pour protéger les positions qui sont déjà présentées dans le discours dominant comme étant menacées par la faible discipline fiscale des « périphéries » ; de l'autre, à l’intérieur de ces dernières, où la réaction anti-européenne commence à assumer les formes d’une réaction antiallemande. Dans les deux cas, nous sommes ici confrontés à des phénomènes extrêmement dangereux, qui menacent de le devenir chaque jour plus.

3. Ces souverainismes et nationalismes sont aujourd’hui l’autre face de l’hypothèse d’une Europegothique, soit d’une stabilisation « post-néolibérale » du management de la crise. Nous parlons de stabilisation post-néolibérale dans un sens précis, sur la base de la conviction selon laquelle à l’intérieur du cadre qui est en train de se configurer à travers l’approbation du fiscal compact, nous assisterons à la réaffirmation de certains des dogmes essentiels du néolibéralisme, sans que se dessinent des voies effectives de sortie de la crise. 

Il n’y a pas, à l’intérieur de ce paysage, de marges effectives de négociation, ni sur le plan d’une modification des politiques de la Banque centrale européenne, ni sur celui d’une évolution du FESF ou d’un plan de restructuration de la dette souveraine et de recapitalisation des banques. Sur ces bases, l’idée d’un plan européen d’investissements pour l’emploi, ainsi que la perspective d’une redistribution plus ou moins ”équitable” du système de taxation – et donc des revenus du travail et de la richesse – nous semble une pure illusion.

L’Europe de la « révolution d’en haut » est construite pour garantir la rente financière, et elle a, tout au plus, l’ambition de garantir un compromis entre cette dernière et des fractions spécifiques du capital industriel. Ses architectes mêmes sont conscients du fait que les aménagements mondiaux actuels du capitalisme, avec une finance huit fois plus grande que l’“ économie réelle” ne sont pas supportables et que toute politique monétaire (qui, à ce stade, ne fait qu’aider la spéculation) peut difficilement tenir debout. La stabilisation post-néolibérale en Europe est un projet voué au naufrage à long terme. Mais à long terme, on le sait, nous serons tous morts.

Une chose est certaine : si, dans l’Europe gothique, certains sont en train de penser à composer les intérêts de différentes fractions du capital, aucune reconnaissance n’est vouée au travail. Tout au plus, là où les conditions pour cela existent encore (comme en Allemagne), cette reconnaissance trouve quelques espaces à l’intérieur des structures de concertation nationale. Mais ces structures excluent des portions toujours plus significatives (du point de vue à la fois de la quantité et de la qualité) de travailleuses et de travailleurs désormais définitivement précarisés, tandis que la position même du travail « garanti » commence à être menacée par une crise qui n’épargne personne. Ailleurs, dans la grande majorité des pays européens, l’attaque contre les conditions de travail (du travail cognitif au travail ouvrier, des migrants aux autochtones, du travail dépendant comme du travail formellement autonome) ne semble pas connaître de freins. Les « dettes souveraines » sont délestées sur des femmes et des hommes toujours plus endettés sur le plan “privé“, l’attaque contre les salaire se combine avec l’attaque contre les services, le chômage avec l’érosion de l’épargne familiale, et donc avec la propagation de la pauvreté. La première conséquence de tout cela est l’augmentation vertigineuse des disparités sociales, déjà démesurément accrues avec les processus de financiarisation du capitalisme. 



Répétons ce que nous avons écrit au début : la résistance à ces véritables processus de dépossession est non seulement sacrosainte, mais indispensable. C’est seulement à l’intérieur du développement de la résistance, que de nouvelles modalités de coopération et une nouvelle plateforme de revendications pouvant unifier des sujets sociaux différents peuvent prendre forme, dans l’horizon d’une lutte commune. 


Cette lutte, selon l’indication de la Place Tahrir, relancée par les indignadosespagnols et par le mouvement Occupyaux USA, doit conquérir ses espaces dans les villes européennes frappées par la crise. Mais pour que la lutte devienne constituante et ouvre enfin la perspective d’un dépassement de la crise par le haut, la convergence entre les différentes formes de résistance sur le terrain des métropoles n’est pas suffisante. C’est seulement dans un espace plus grand, que nous ne pouvons définir que comme européen, qu’il sera possible d’établir un nouveau programme pour la conquête du commun, entendu comme base matérielle de construction d’une nouvelle modalité de cohabitation, de coopération et de production entre libres et égaux.

Cette conscience, amplement diffusée au sein du mouvement espagnol des indignados, peut trouver un moment important de consolidation dans la proposition d’une mobilisation européenne pour assiéger la Banque centrale européenne à Francfort en mai prochain (pour l’anniversaire du Mouvement du 15 Mai). Reprenons l’Europe doit devenir le mot d’ordre de cette mobilisation. Si la crise menace de marquer nos vies dans les prochaines années, c’est pour affronter cette temporalité que nous devons nous doter d’instruments. Nous ne commençons pas de zéro : les luttes ont sédimenté un patrimoine d’expériences extraordinaire, dans beaucoup de pays européens, tandis que les révoltes du Maghreb et du Machrek sont entrées dans l’imaginaire et les langages des mouvements européens. Une grande campagne transnationale pour libérer la vie de la dette (et l’imagination politique du chantage au default) peut aujourd’hui marquer l’ouverture d’un espace de mouvement au niveau européen.


Au moment où les actions et les initiatives de résistance à la dette se multiplient sur un plan moléculaire, il s’agit de construire un espace politique européen pour les luttes, dans une perspective de construction d’éléments de contrepouvoir et de programmate. Sans aucune nostalgie pour les États nationaux, sans aucun compromis avec l’Europe gothique.

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