dimanche 5 février 2012

La défaite organisée de la santé publique




Acte 1 : les médias font éclater un scandale sanitaire.

Acte 2
: la pression médiatique pousse les politiques à s’emparer de l’affaire ; ils demandent une enquête et mettent en place un système d’indemnisation des victimes.

Acte 3 : le rapport d’enquête révèle que le problème était connu depuis des années, que l’administration de la santé publique avait toutes les informations nécessaires pour éviter ou atténuer les dommages, et qu’elle n’a rien fait.

Acte 4
: on « tire les leçons » de la crise en mettant en place une réforme consistant à reconduire le système en place en lui donnant un nouveau nom.

Acte 5 :
au terme d’une course de lenteur entre la justice, l’administration et les autres parties en cause (laboratoires, entreprises privées…), un procès se tient, alors que la plupart des victimes sont mortes ou indemnisées, ou les deux, et s’achève sur une décision de non-lieu général…

Sang contaminé, amiante, hormone de croissance, vache folle, Mediator et aujourd’hui prothèses PIP... avec des variantes mineures, ce drame en cinq actes décrit le déroulement de la plupart des scandales sanitaires survenus dans notre pays depuis deux décennies. Cette fois, on a même constaté une accélération du processus : à peine votée, la « loi Mediator » censée réformer le système du médicament n’a pas eu le temps d'entrer en application que l’affaire PIP était déjà à la « une » des journaux.

Prothèse PIP défectueuse© Reuters

Conséquence de l'affaire du sang contaminé : la Francetotalisait, en 1993, plus de la moitié (57,6 %) des cas de sida post-transfusionnel de toute la communauté européenne, avec un taux 7,43 fois plus élevé qu’en Allemagne et 17,3 fois plus élevé qu’au Royaume-Uni. Dans l'affaire du Mediator, la France est le seul pays où les fenfluramines ont été commercialisées pendant près d’un demi-siècle, de 1963 à 2009 (on retrouve ces molécules dans trois médicaments : le Pondéral et l’Isoméride, vendus comme coupe-faim ; et le Mediator, censé être un antidiabétique alors qu’il a les mêmes propriétés que les deux autres). Dans l'affaire de l'hormone de croissance, la France, pays de Pasteur, ignorait les règles d’hygiène qui auraient évité la transmission de la maladie de Creutzfeldt-Jakob via l’hormone de croissance extraite d’hypophyses. Dans l'affaire des prothèses PIP, la France a continué d’implanter ces prothèses alors qu’elles étaient exclues depuis 2000 du marché des Etats-Unis, et que des procès contre le fabricant de la Seyne-sur-Mer ont été intentés en Grande-Bretagne dès 2003.

Pourquoi le système sanitaire français se montre-t-il systématiquement aussi inefficace et, du point de vue des victimes, d'un aveuglement criminel ? Le caractère répétitif de ces affaires suggère qu’elles ont des traits en commun. L’affaire Mediator a souligné le rôle du lobbying des entreprises privées et des problèmes de conflits d’intérêts. Mais cela n’explique pas tout.

Quatre autres éléments jouent un rôle décisif dans ce qu’Aquilino Morelle, auteur du rapport de l’Igas sur le Mediator, a appelé « la défaite de la santé publique ». Comme on va le voir, il s’agit d’une défaite organisée.

1. – le mensonge d’Etat

Dans la plupart des affaires sanitaires, un discours officiel se met en place, déniant les faits. Son prototype est le discours du professeur Pellerin, en 1986, à propos de Tchernobyl. Contrairement à une légende, Pierre Pellerin, directeur du service central de protection contre les rayonnements ionisants (SCPRI) n’a jamais dit que le nuage radioactif s’était arrêté à la frontière française, ce qui aurait été faire preuve d’un humour peu apparent chez cet homme austère.

Image du nuage de Tchernobyl© IRSN
En revanche, Pellerin a affirmé, sans la moindre preuve, que ce nuage n’avait pas de conséquences sanitaires pour les Français et par conséquent qu’aucune précaution ne s’imposait. Dans son livre De Tchernobyl en Tchernobyl(Odile Jacob), le prix Nobel Georges Charpak estimait en 2005 que les retombées de la catastrophe pourraient provoquer 300 décès par cancer en France sur trente ans.

A ce jour, aucune étude consacrée spécifiquement à la France n’a permis de trancher, même si globalement des travaux ont montré que l'ensemble de l'Europe avait été affectée par les retombées de Tchernobyl (voir notre article ici). Pellerin a bénéficié en septembre 2011 d’un non-lieu après avoir été poursuivi par la Criirad et l’Association française des malades de la thyroïde. Le procès aura tout de même éclairé les citoyens sur la conception de l’information de ce grand serviteur de l'Etat : on a appris, par exemple, qu’il était le véritable auteur d’un rapport de l’Académie des sciences publié en 2003, rapport qui justifiait les décisions de Pellerin. Ce rapport avait été présenté comme l’œuvre de trois spécialistes de médecine nucléaire et de radiotoxicologie. C'était un faux.


Le mensonge comme méthode

Dans l’affaire du sang contaminé, un autre mensonge d’Etat s’est mis en place : il a consisté à soutenir que le dépistage systématique des dons de sang n’était pas une mesure urgente en 1985. A vrai dire, le problème du dépistage a été en grande partie occulté par celui de la contamination des hémophiles par les produits sanguins distribués par le Centre national de transfusion sanguine (CNTS). Mais parallèlement à la menace pesant sur les hémophiles, de nombreuses contaminations se produisaient quotidiennement lors de transfusions : les dons de sang n’étaient en effet pas soumis à un dépistage systématique, seule mesure pouvant arrêter la diffusion du virus.

Schémas du virus du sida© Drs. Louis E. Henderson and Larry Arthur

Pendant les premiers mois de 1985, le lobbying de l’Institut Pasteur auprès de l'administration a retardé le dépistage systématique des dons de sang. Et ce afin d'empêcher que le test américain Abbott ne remporte l'agrément et la majorité du marché du dépistage, nuisant ainsi aux intérêts industriels français (entendez ceux de Diagnostics Pasteur). L'administration a servilement écouté Pasteur sans même être intéressée financièrement à l’affaire.

Aux Etats-Unis, la mise en place du test en mars 1985 a entraîné une baisse immédiate des contaminations post-transfusionnelles. Pendant ce temps, l’administration française multipliait les notes internes affirmant qu’il était trop tôt, que le dépistage systématique ne se justifiait pas du point de vue de la santé publique et que le risque transfusionnel était faible… Les tests ont finalement été mis en place au cours de l’été 1985. La préservation des intérêts industriels français a sans doute provoqué un millier de contaminations.

Qui plus est, lors du procès des ministres à la Cour de justice de la République, les médias ont massivement relayé la thèse selon laquelle le retard du dépistage n’avait pas joué un rôle important. La Cour de justice n’a prononcé qu’une condamnation symbolique, à l’encontre d’Edmond Hervé, secrétaire d’Etat à la santé. Quant à la question du retard du dépistage, jugée en juillet 2002, elle a abouti à un non-lieu général, confirmé en 2003. Au total, les seules véritables condamnations, visant le docteur Michel Garretta, président du CNTS, et Jean-Pierre Allain, l’un de ses collaborateurs, n’ont concerné que le problème des hémophiles. Or, la faute, du point de vue de la santé publique, était de n’avoir pas dépisté les dons de sang. Elle est restée, non seulement impunie, mais niée.

Dans l’affaire de la vache folle, il a été répété que le nombre de cas de bovins touchés par la maladie ne dépassait pas quelques dizaines.Impossible, si l’on prenait en compte les quantités de farines de viande contaminées et importées du Royaume-Uni en France. Il a fallu attendre la mise au point d’un test de dépistage pour que l’on découvre que le nombre de vaches atteintes par le prion était au moins 100 à 1000 fois supérieur au nombre officiel.

Vache atteinte d'encéphalopathie bovine spongiforme© APHIS photos by Dr. Art Davis

En 2004, Virginie Supervie et Dominique Costaglia, de l’Inserm, ont publié un article passé quasiment inaperçu dans la revueVeterinary Research. Les auteurs estiment, par une méthode statistique, qu’en 2000, alors que la surveillance indiquait 100 cas de vaches folles en France, il y en avait… 300.000 ! On ne saura jamais quel était le nombre exact, car aucune étude épidémiologique à grande échelle utilisant les tests n’a été entreprise. Mais la centaine de cas détectés par la surveillance « passive » est sans rapport avec la réalité. Tout a été fait pour accréditer l’idée que le problème de l’ESB était britannique, qu’il s’agissait d’une « maladie exotique », selon l’expression d’un expert. Et le nombre relativement faible de victimes humaines a facilité l’oubli de ce qui aura été une opération de camouflage à grande échelle.

2. – la déresponsabilisation de l’administration

Le mensonge sur le nucléaire, le sang contaminé ou la vache folle ne relève pas de la désinformation gratuite. Il a une fonction précise : il s’agit, à chaque fois, d’exonérer l’administration sanitaire de toute responsabilité. Si le nuage de Tchernobyl n’était pas dangereux, il n’y avait pas à s’en protéger. Si le dépistage des dons de sang n’était pas important, on ne peut pas reprocher à la Direction générale de la santé de ne pas l’avoir instauré. Si le Mediator n’était pas un anorexigène, on n’avait pas à le traiter comme l’Isoméride et le Pondéral (dans ce dernier cas, le mensonge d’Etat est au départ celui du groupe Servier).

Mais la déresponsabilisation ne s’exerce pas au seul niveau de l’information. Un système instauré à partir de 1991 a permis de mettre à chaque fois hors de cause, du point de vue judiciaire, l’Etat et son administration sanitaire : il s’agit de l’indemnisation des victimes basée sur un dispositif de solidarité.


Irresponsables, mais coupables


« Dans l’affaire du sang contaminé, la loi de solidarité se met en place fin 1991, raconte l’avocat François Honnorat, qui a défendu des victimes dans toutes les affaires de santé publique des vingt dernières années. Le problème de cette loi, c’est que les victimes qui acceptent d’être indemnisées s’engagent à renoncer à tout recours contre l’Etat. En clair, on troque la responsabilité contre la solidarité. Ce système est pervers. En démocratie, la solidarité et la responsabilité devraient être indépendantes l’une de l’autre. En escamotant la responsabilité administrative, on interdit à ce champ de se réformer de manière adéquate. »

Molécule de somatotropine, l'hormone de croissance© DR



Ce qui s’est passé pour le sang contaminé s’est répété pour l'hormone de croissance et la vache folle : les victimes qui acceptent d’être indemnisées renoncent à une action judiciaire contre l’administration. C’est aussi ce qui s’est passé pour les victimes de l’amiante, dont le fonds d’indemnisation (FIVA) a été créé en 2000.

Dans le cas du Mediator, outre une pseudo-réforme du système du médicament qui n’apporte aucun élément nouveau, le principal dispositif est l’indemnisation par l’Oniam (l'Office national d'indemnisation des accidents médicaux). Comme nous l’avons écrit (voir ici), et comme cela s’est passé dans l'affaire du sang contaminé, ce dispositif peut très efficacement éviter une mise en cause de la responsabilité de l'Etat. Or, dans le cas du Mediator, et quoi qu'il en soit de la responsabilité du groupe Servier, l'administration s'est rendue coupable de graves défaillances.

Dans la situation actuelle, on peut craindre que ces défaillances ne soient jamais jugées, ou le soient dans un délai trop long pour que cela ait un impact. Deux procédures sont en cours : l’une pour tromperie, auprès du Tribunal de Nanterre. L’autre pour tromperie aggravée, homicide involontaire et escroquerie, auprès du Tribunal de grande instance de Paris. La première pourrait aboutir dans un délai relativement court, mais par sa nature elle cible le seul groupe Servier.


Molécule de l'Isoméride© Harbin
De plus, l’enquête de l’Igas sur le Mediator, dont le rapport constitue une démonstration très documentée de la tromperie de Servier, ne cible pas ou peu l’administration de la santé publique (voir ici). En fin de compte, ce rapport pourrait préfigurer un règlement de la situation dans lequel Servier serait condamné pour tromperie, les victimes plus ou moins bien indemnisées, et l’administration absoute, une fois de plus. 

La deuxième procédure pourrait mettre en cause l’administration, mais elle risque de durer beaucoup plus longtemps, et de mener, comme pour l’hormone de croissance, à une décision de justice sans enjeu réel, parce que les principaux acteurs concernés ne seront plus là. Compte tenu des difficultés que soulève cette procédure pour les victimes, bon nombre d’entre elles opteront sans doute pour l’indemnisation et abandonneront toute action ultérieure.

Dans le cas des prothèses PIP, la situation n’est pas éclaircie. La première mesure du gouvernement a été de mettre en place le remboursement de l’explantation des prothèses pour les porteuses d’implants PIP. Par ailleurs, plus de 2.400 porteuses de ces implants ont déposé plainte pour des faits de « tromperie aggravée », mais cette plainte vise les dirigeants de PIP, non l’administration. Or, comme le démontre le rapport d’enquête publié le 1er février (voir notre article ici), l’administration sanitaire a là encore brillé par son inefficacité.

L’absence de sanctions à leur égard favorise chez les fonctionnaires de la santé publique le sentiment qu’ils ne sont pas vraiment responsables des conséquences de leurs décisions. A rebours du fameux « Responsable, mais pas coupable » de la ministre Georgina Dufoix dans l'affaire du sang contaminé, ils se montrent souvent irresponsables mais coupables…

3. – les conflits d’intérêts

Jacques Servier© DR
Ils ont été omniprésents dans le cas du Mediator. Le groupe Servier a tout mis en œuvre pour s’attirer les bonnes grâces des autorités de santé publique et des responsables de la pharmacovigilance, en octroyant à des personnages importants divers avantages (voirnotre article sur le lobbying de Servier).

A l'image du professeur Jean-Michel Alexandre, qui fut pendant des années un personnage clé du système français du médicament : il a présidé la commission d'autorisation de mise sur le marché de 1985 à 1993, puis a dirigé la commission d'évaluation de l'Agence du médicament de 1993 à 2000, tout en exerçant la même responsabilité au niveau de la commission européenne.


Comme si l'on traversait la place de la Concorde sans voir l'obélisque

Auditionné le 10 février 2011 par la mission d'information de l'Assemblée nationale sur le Mediator, présidée par le député Gérard Bapt, le professeur Alexandre s’est présenté accompagné de son avocate (ce que n'a fait aucune autre personnalité interrogée dans le cadre de cette mission). Il a affirmé qu’il n’avait touché aucun émolument de Servier ni d’aucun autre laboratoire pharmaceutique pendant qu’il exerçait ses fonctions administratives. Mais une fois à la retraite, le professeur Alexandre a touché, comme consultant, près de 1,2 million d'euros de la part des laboratoires Servier entre 2001 et 2009. Dans les années 1990, Alexandre a de facto rendu de grands services au groupe Servier notamment quand il s’est agi de commercialiser l’Isoméride aux Etats-Unis (voir ici et ici). Si Alexandre avait fait barrage à Servier et à ses fenfluramines, la firme se serait sans doute choisi un autre conseiller.

L'obélisque de la place de la Concorde© DR

Il est difficile de ne pas mentionner aussi le professeur Lucien Abenhaim, épidémiologue « de réputation mondiale », qui a dirigé entre 1992 et 1995 une étude internationale sur les risques des fenfluramines, l’étude IPPHS (International primary pulmonary study). Cette étude, commanditée par Servier, a contribué à la mise en évidence des dangers de l’Isoméride et à son retrait du marché mondial en 1997. Mais étrangement, elle n’a pas fait apparaître les risques liés au Mediator. Le professeur Abenhaim a constamment affirmé que le Mediator n’était pas apparu dans l’IPPHS. Or,comme Mediapart l’a révélé, l’une des patientes figurant dans l’IPPHS avait consommé du Mediator !

D’autre part, deux co-signataires de l’étude, le professeur Bernard Bégaud et le professeur Emmanuel Weitzenblum, étaient au courant, au moins dès 1994, de cas d’hypertension pulmonaire liés au Mediator. Le premier était l’un des piliers de la pharmacovigilance française, le second un pneumologue chargé d’expertiser les cas. Enfin, un troisième signataire de l’IPPHS, responsable de la pharmacovigilance en Belgique, le docteur Xavier Kurz, a rédigé fin 1994 un rapport sur 22 cas de valvulopathies associées à la prise de fenfluramines (voir notre article ici).

Mises ensemble, les informations connues de Bernard Bégaud, Emmanuel Weitzenblum et Xavier Kurz auraient dû logiquement, d’une part attirer l’attention sur le Mediator, d’autre part empêcher que l’Isoméride soit commercialisé en 1996 aux Etats-Unis (avant d’être retiré en 1997). Le professeur Abenhaim, directeur de l’étude IPPHS et qui, à la même époque, travaillait avec Xavier Kurz sur une autre étude financée par Servier, n’a pas eu, d’après ses dires, connaissances de tous ces éléments.

Quant à Bernard Bégaud, dont l’unité, à l’université de Bordeaux, enseignait (et continue d’enseigner) la pharmacovigilance aux médecins français, il n’a pas non plus été mis en alerte. On ajoutera qu’il a fondé une association loi 1901, Arme-P, sponsorisée par plusieurs laboratoires, dont Servier (voir notre article ici).

La « pharmacosomnolence » dont ont fait preuve les professeurs Abenhaim, Bégaud et Weitzenblum relève-t-elle du conflit d’intérêts ? Il n’est en tout cas pas établi que l’on puisse toucher de l’argent d’un labo et se montrer très critique à l’endroit du même labo. De plus, il est difficile de comprendre comment des spécialistes aussi compétents que ces trois professeurs ont pu passer à côté du problème du Mediator, un peu comme si l’on traversait la place de la Concorde sans voir l’Obélisque. Il est impossible aussi d’ignorer que le professeur Abenhaim, devenu directeur général de la santé de 1999 à 2003, n’a jamais, pendant cette période charnière pour l’affaire Mediator, pris la moindre mesure défavorable à ce médicament.

4. – la confusion entre intérêts privés et service public

Dans le cas de Servier, le lobbying et l’intéressement des acteurs de la santé publique jouent un rôle prépondérant. Stratégie théorisée par l’un des conseillers occultes de Servier, Patrice Corbin (voir notre article ici). « Les laboratoires Servier ont toujours eu une grande tradition d'influence scientifique par le truchement du dialogue singulier avec un certain nombre de leaders médicaux... », écrivait-il en 2006 dans une note destinée à Jacques Servier.

Énarque, Patrice Corbin a été collaborateur de Pierre Mauroy à Matignon, secrétaire général de l'Assistance publique jusqu'en 1994, puis secrétaire général du Conseil économique et social, avant d'être nommé conseiller maître à la Cour des comptes en 2005. Parallèlement à ces fonctions publiques, il est depuis 1997 en contrat avec le groupe Servier. Sa mission est sobrement décrite dans les documents internes du groupe comme « Conseil de JPS » (Jacques Paul Servier).


Une vision technocratique et réglementaire de la médecine

En fait, cette mission consiste essentiellement à utiliser ses relations dans l’administration pour donner au groupe pharmaceutique des conseils sur la meilleure manière de maintenir à un niveau élevé le remboursement d’un médicament, ou pour éviter qu’un produit ne soit plus remboursé, etc. Mélange des genres qui n'exprime guèrel’impartialité dont est censé faire preuve un fonctionnaire, énarque de surcroît.

Il est courant, chez les hauts fonctionnaires français, et en particulier dans le domaine de la santé, de passer du privé au public ou inversement, quand on ne joue pas sur les deux tableaux comme Patrice Corbin. Au moment de l’affaire du sang contaminé, l’un des personnages intervenus le plus activement pour retarder le dépistage systématique a été Jean Weber, patron de Diagnostics Pasteur.Auparavant, Jean Weber avait été directeur de la pharmacie et du médicament, nommé par Simone Veil en 1974. Autant dire qu’il a d’autant mieux su faire valoir les intérêts de sa société, qu’il disposait d'un réseau dans l’administration sanitaire.

Ajoutons que pour évaluer les médicaments et établir les recommandations de bonne pratique, l'administration, faute d'experts indépendants financés par la puissance publique, fait appel à des spécialistes qui sont aussi en contrat avec les laboratoires concernés. Un exemple éloquent est celui des traitements anti-Alzheimer, dont l'utilité est aujourd'hui fortement remise en cause (voir notre article ici).

Alois Alzheimer, le médecin allemand qui a décrit la maladie (1864-1915)© D

En 2008, la Haute autorité de santé a publié une recommandation qui engageait les médecins à prescrire les traitements anti-Alzheimer, et qui ne mentionnait que de manière allusive les effets indésirables les plus graves. Cette recommandation était issue d'un comité d'experts dont la plupart des membres avaient des contrats avec les laboratoires produisant les traitements en question. Cette recommandation a été supprimée, mais le système reste en place.

L'un des plus ardents défenseurs des médicaments anti-Alzheimer est le professeur Bruno Dubois, directeur de l'Institut de la mémoire et de la maladie d'Alzheimer à l'hôpital de la Pitié-Salpêtrière. Le professeur Dubois a eu ces dernières années des contrats avec tous les laboratoires qui fabriquent les médicaments dont il fait l'éloge. Son Institut de la mémoire est soutenu par au moins deux de ces laboratoires.

Autrement dit, lorsqu'il s'agit d'évaluer le bien-fondé d'un traitement, l'administration sanitaire est conduite à faire appel à des experts qui se trouvent en situation de conflit d'intérêts, ou qui sont à la fois juge et partie. Là encore, le service public est influencé, sinon manipulé, par les intérêts privés.

5. – l’absence de culture de santé publique

L’administration sanitaire française manque d’une vision de sa mission à la hauteur de ce que devrait être la santé publique. Elle a une conception technocratique et réglementaire de la médecine. S’y associe une forme de chauvinisme qui se traduit notamment par le « syndrome du nuage de Tchernobyl » : l'a priori que ce qui se passe dans les autres pays n’arrive pas en France.

Cela n’est pas seulement vrai pour les risques de la radioactivité. L’une des convictions de bon nombre de responsables du monde de la transfusion, au moment de l’affaire du sang, était que le sang français ne pouvait pas être porteur du virus du sida. De même, nos vaches ne pouvaient pas attraper la maladie exotique de leurs congénères d’outre-Manche, quand bien même on les nourrirait avec les mêmes poisons.

Ces œillères franco-françaises ont joué un rôle dans l’affaire des prothèses PIP : il semble que le seul signal auquel ait été sensible l’administration, c’était la conformité à la réglementation hexagonale. Tant que PIP ne se rendait pas coupable d’infractions manifestes, il n’y avait pas lieu de s’interroger. Le fait qu’une première alerte ait été donnée en 1996 (voir notre article ici), ou que la Food and Drug Administration américaine ait fait un état des lieux dévastateur de la société, n’a pas alarmé l’Afssaps.

Certes, il n’y avait pas d’accord de coopération systématique entre la FDA et l’Afssaps, mais l’agence française n’aurait-elle pas dû s’intéresser à une société française qui était dans le collimateur de l’administration américaine ? Et d'ailleurs, pourquoi l'administration française n'a-t-elle pas cherché à renforcer sa collaboration avec la FDA qui, sans être bien sûr infaillible, constitue sans doute un modèle d'agence sanitaire compétente ? Enfin, même si l’Afssaps ignorait les travaux de la FDA, comment expliquer que l’administration américaine en ait su plus que la nôtre sur une société française ?

L'obsession réglementaire a aussi empêché l'Afssaps d'exploiter les informations dont elle disposait sur les problèmes des prothèses remplies de sérum physiologique. Comme ces dernières ont été de moins en moins utilisées, on s’en est désintéressé. Or, les défauts qui les affectaient étaient liés à l'ensemble du processus de fabrication et concernaient aussi les prothèses au gel de silicone. L’Afssaps n’a pas fait le lien. Contrairement à la FDA, qui n'a jamais laissé les prothèses PIP au gel de silicone entrer sur le marché américain.

L’absence de culture de santé publique de notre administration sanitaire se manifeste aussi par une amnésie systématique : les informations pertinentes semblent littéralement s'évaporer une fois qu'elles sont entrées dans le système. On l’a vu avec les prothèses PIP, dont on a oublié au fur et à mesure les incidents qu'elles avaient provoqués quasiment dès l’entrée du fabricant sur le marché. On l’a vu avec le Mediator, pour lequel toutes les alertes depuis 1994 ont été ignorées jusqu’à 2008.

Virus de l'hépatite B© DR

Ce processus de déperdition de l'information s’est aussi produit pour le sang contaminé : dès la fin des années 1970, l’Institut Pasteur avait été confronté, à cause du vaccin contre l’hépatite B, au risque de la contamination par des virus. A l’époque, Françoise Barré-Sinoussi, future découvreuse du VIH et prix Nobel, est envoyée au laboratoire de Robert Gallo, aux Etats-Unis, pour apprendre les techniques d’isolement de l’enzyme caractéristique des rétrovirus.

C’est en utilisant ces techniques que Françoise Barré-Sinoussi a isolé le LAV en 1983. Elle les avait apprises dans le cadre d’une démarche qui visait à détecter un éventuel virus contaminant, avant même qu’il ne soit question de sida. Autrement dit, l’Institut Pasteur était parfaitement au courant du problème du dépistage d’un rétrovirus, bien avant qu’il ne se pose à grande échelle. Personne n’a exploité ce savoir en 1985.

L'amnésie a rendu possible la catastrophe sanitaire du sang contaminé, la matrice des suivantes. Nous vivons aujourd’hui la répétition indéfinie de cette histoire de mensonge, d’oubli, d’intérêts mal compris, de conformisme et d’irresponsabilité. 

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