lundi 19 décembre 2011

Sándor Márai, écrivain chaman de l'Europe vacillante


« Tant qu'on me laissera écrire, je montrerai qu'il fut une époque où l'on croyait en la victoire de la morale sur les instincts, en la force de l'esprit et en sa capacité de maîtriser les pulsions meurtrières de la horde », écrivait Márai. Depuis 1990, le monde redécouvre cet homme qui sait en un récit fluide conjuguer sensualité, impressions, pensée.

On ne lit pas Sándor Márai, on y bascule. On y retrouve quelque chose des lectures somnambuliques de l'enfance. Ainsi les premières pages de La Sœur ouvrent-elles sur une auberge perdue en montagne quelque part dans les Carpates, ravitaillée à grand peine depuis la vallée. « Le petit groupe d'hôtes se retrouvait dans le seul espace commun, devant la cheminée paysanne en céramique de la salle à manger qui embaumait le sapin.» Car les pensionnaires, venus profiter d'un Noël magique, enneigé, épuré, vivifiant, trompent leur ennui et rongent leur frein : il pleut sans discontinuer, tout est gris et noyé. On s'interroge paresseusement sur cet étrange couple entre deux âges arrivé avec des bagages trop luxueux, replié dans la meilleure chambre. Tour à tour, homme et femme descendent écouter anxieusement la radio. Z, un musicien célèbre, mais disparu des rubriques mondaines depuis quelques années, se trouve là aussi.

Ailleurs, loin de cette auberge où l'on finira par l'avoir, ce Noël sous « édredon blanc et chaleureux », la guerre fait rage. Loin ? Pas tellement, en fait. La Seconde Guerre mondiale entre dans sa quatrième année.

Tout est posé, le peu d'intérêt que suscite une passion amoureuse désespérée lorsqu'on n'a plus le physique requis, l'ardeur qu'on peut mettre à ignorer le réel, l'interrogation sur ce réel. Le narrateur pressent que Z. a quelque chose d'un rescapé ; il voit dans sa prévenance l'effet d'« un grand traumatisme psychologique [qui] a diminué le niveau de ses exigences vis-à-vis du monde ».

Au cours d'une merveilleuse balade sous les sapins, il est indiqué qu'une épidémie de peste démarre dans les Balkans, et qu'une ville européenne a disparu sous les bombes.

La Sœur est un livre double, parfois triple, qui s'avance pourtant comme un récit linéaire, avec le classique report au carnet intime de l'un des personnages, déjà utilisé par Márai dans Premier Amour.Cette confession, écrite par le musicien Z., n'est pas, elle, si classique... Ce que Márai lui-même résume à la toute fin du livre : « Peut-être se trouvera-t-il des lecteurs qui liront son histoire comme l'ultime création du musicien, dans laquelle la mélodie est plus importante que les paroles. Et la mélodie n'a jamais de “sens”. Toutefois elle raconte quelque chose qu'on ne peut raconter avec des mots. »
La mélodie, c'est la terrible guerre que Z. va livrer dans son corps et dans sa tête, pendant des mois, allongé dans une chambre d'hôpital florentin, contre une maladie dont personne ne lui dira le nom. Puis son réapprentissage difficile de cette chose si simple, vivre. Ce qui se raconte, sans les mots ou presque, c'est la guerre qui ravage l'Europe et la décomposition d'un monde. La fin des repères familiers.


« Dis la vérité. Frigide ! Je sais, un mot détestable »

Pourtant, tout allait si bien, pour Z. Ou presque. «Des mains géantes m'avaient soulevé au-dessus des dangers et des difficultés.» Musicien adulé, interprète hors pair, jouissant d'un wagon Pullman à stores de cuir et d'un service digne « d'avant la guerre », voyageant en somme à la périphérie du conflit vers la ville aimée, Florence. Il y a quelque chose d'un peu virtuel dans son existence. Contre l'horreur de la guerre, il prévoit de jouer le soir même, devant parterre mussolinien, des morceaux choisis reconstituant l'Europe culturelle, celle qui mariait Pologne et Allemagne. Et toc. Il est l'amant titulaire de E., femme aimée au long cours, d'une grande beauté, mais qu'il ne touche pas.

Derrière ses stores de cuir, une voix soudain lui parle, et elle ne mâche pas ses mots. Son amour éthéré ? « Dis simplement la vérité. Frigide ! Un mot détestable, je sais, une tonalité médicale, il fait penser à des laboratoires, il sent le phénol et le formol. »La musique ? Peut-être une façon vaine de la vivre, de discipline et« frivolité ». Ainsi, avant la douleur, la paralysie, la peur, la presque victoire de la mort dans une chambre close, le médecin qui sait mais s'incline devant la volonté secrète du patient, l'interne étrange qui se dit chaman, les sœurs qui sont autant de femmes, peut-être plus incarnées que E., la “Maladie” se déclare-t-elle, au moment où Z. se fait une fête de revoir les rues de Florence, d'en respirer les odeurs en ironisant sur l'uniforme fasciste de ses hôtes. La maladie annonce le désastre et la fin du monde de Z. La guerre est en lui.« Comment cela sera-t-il ? », demande-t-il à la voix, sonné.« Autrement », répond la voix, et ce sera son dernier mot. Le passage vers cet autrement est tout le sujet du livre, en triple fond... Quelle vie, et quelle Europe ? C'est aussi ce qui se rapproche, de manière pertinente, d'événements en cours...

Googlisez Sándor Márai, vous aurez, récurrents : Stefan Zweig (suivi de peu par Joseph Roth ou Schnitzler), crépusculaire, et toutes sortes de variations autour de la fin d'un monde ou la disparition de la Mitteleuropa. C'est à la fois juste et très trompeur. De Zweig, Sándor Márai a l'acuité des perceptions, la puissance d'évocation, mais son propos est sous-tendu par une colère étouffée, une rébellion qui flirte avec le désespoir et le réfute, déterminée à vivre cet « autrement ». Crépusculaire, pas vraiment : la pluie noie la Noël, la voix parle derrière les stores de cuir qui isolent du monde, la maladie ne permet pas à Z., anéanti dans son hôtel de luxe, de véritablement apercevoir la lumière de Florence, reste enfin la veilleuse de l'hôpital, bien faible, mais persistante. Il s'agit plutôt d'une privation radicale que de crépuscule.

Car les sœurs, religieuses aux prénoms-bouquets de fleurs, Dolorissa ou Cherubina, qui se relaient au chevet du malade, presque mourant, un jour ressuscité grâce aux mots anonymes de l'une d'entre elles – mais laquelle ? – injectent la morphine mais soulèvent aussi les questions. Z. On pense, irrésistiblement, auSister morphine de Marianne Faithfull qui a elle-même à voir avec cette Mitteleuropa...




Tandis que Z. chaque nuit attend «son rendez-vous chimique» qui atténuera la douleur du corps, celle du monde dont il ne sait plus rien, il lui faut bien réfléchir, aussi, à cet amour, tel qu'il l'a vécu, à cette musique, qui étaient peut-être poison ou virus.


« Libre. Je fus saisi de peur »

On ne peut que penser à la vie de Sándor Márai lui-même, bien sûr. Auteur hongrois à succès, d'abord, et homme d'un grand courage qui fut successivement menacé pour ses sympathies communistes au moment où c'était dangereux, menacé par le nazisme et enfin menacé par le communisme d'occupation, avant de s'exiler, en Italie puis en Californie. «Pour la première fois de ma vie, j'éprouvai un terrible sentiment d'angoisse. Je venais de comprendre que j'étais libre. Je fus saisi de peur», écrit-il lors de son départ.



KerteszPendant des années, il refusa ensuite d'être publié dans son pays tant que celui-ci ne serait pas libre et son pays refusa de le publier, aussi bien. La Sœur, paru pour la première fois en 1946, au sortir de la guerre, est un livre de survie traversé par la tentation du suicide qui précède de deux ans son exil.

Il faut parfois rendre hommage aux éditeurs – une éditrice, en l'occurrence – qui ressuscitent des livres. Alors que seules l'Allemagne et l'Espagne le traduisaient encore, Ibloya Virag, chez Albin Michel, a entrepris la réédition de ses œuvres complètes (voir en Prolonger). Depuis, on le redécouvre un peu partout et il est devenu, paraît-il, auteur-culte de la jeunesse hongroise.



C'est heureux, car Sándor Márai, ayant perdu sa femme Lola, puis son fils, isolé à San Diego, a manqué de très peu la chute du Mur: il s'est suicidé en février 1989. En 1990, la Hongrie lui a décerné le prix Kossuth à titre posthume. Il n'aura pas vu, non plus, la montée de l'extrême droite dans son pays, lui qui s'y opposa. Ni les autodafés de novembre dernier, brûlant littérature “juive”, “de gauche”, ou “pornographique”. Ni les épurations dans le monde universitaire, les nominations de néo-nazis à la tête d'institutions culturelles.





Il est d'autant plus nécessaire. Reviennent des bribes, persistantes et rebelles de La Sœur: «La vie est un poison si on ne croit pas en elle. La vie est un poison lorsqu'elle n'est plus qu'un instrument à combler l'ambition, l'orgueil, la jalousie. On commence à sentir l'écœurement monter.»

Ou cet ultime passage: «Cet homme négligé, mal élevé, exerçait toujours sur moi le même effet, comme s'il existait en dehors des règles; loin des règles sociales, loin de tout ce qui participe des consensus mais proche de tout ce qui était humain ( ...) Mais le chaman, comme se nommait lui-même cet homme singulier, ne connaissait pas la bienséance neutre et bienveillante.»

Ainsi l'écrivain-chaman se décrivait-il, peut-être. Ainsi pouvons-nous le lire, sûrement.
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