samedi 10 décembre 2011

Pour qui sonne le glas européen?


Qui aurait imaginé ce retournement de l'Histoire? Une télévision moscoutaire émettant dans la langue de Reagan, RT (Russia Today), regarde la crise financière européenne actuelle un peu comme «le monde libre» observait, en 1968, les soubresauts politiques à Prague. Les forces du pacte de Varsovie avaient alors dû intervenir pour déloger Alexandre Dubcek, qui sortait des clous du socialisme, remplacé fissa par Gustave Husak, un normalisateur de première.

C'était la doctrine Brejnev de «souveraineté limitée», ainsi présentée dans un article de La Pravda titré «La souveraineté et les obligations internationales des pays socialistes» (26 septembre 1968) et qui affirmait: «Quand des forces hostiles au socialisme cherchent à faire dévier des pays socialistes vers le capitalisme, cela devient un problème, non seulement de la nation intéressée, mais un problème commun à tous les pays socialistes.»

Aujourd'hui, «Merkozy», le chef de file biface de la zone euro, troque les dirigeants jugés mauvais serviteurs du marché contre des technocrates chargés d'assainir un problème commun à tous les pays capitalistes... Décidément, comme nous le notions au début de la crise, le soviétisme s'avère le stade suprême du capitalisme...





Comme si de presque rien n'était, le 6 décembre 2011, François Fillon, morne porte-drapeau d'une droite fantoche, déployait saréponse type, à l'Assemblée nationale, lors du débat préalable au Conseil européen. D'une part infantiliser les citoyens: «Les Français sont légitimement désemparés devant la succession des événements.» D'autre part déligitimer les critiques de son (in)action:«La crise invite à sa table tout un cortège de faux prophètes et de populistes.»

Prêtons l'oreille à ce que M. Fillon refuse d'entendre. Les fondés de pouvoir de Goldman Sachs ont donc étendu leur filet sur l'Europe – comme le démontrait Mediapart le mois dernier –, à la faveur des prétendues réponses apportées à la crise. Le plus emblématique de ces technocrates se faisant passer pour neutres, le président du Conseil italien, Mario Monti, déclarait: «Je suis parvenu à la conclusion que l'absence de responsables politiques dans le gouvernement faciliterait la vie à l'exécutif, enlevant des motifs d'embarras.»

Les optimistes se satisfont d'un tel putsch des experts, sur fond de menaces d'effondrement systémique, rappelant à leurs yeux le 13 mai 1958, qui installa Charles de Gaulle au pouvoir à Paris, en vertu d'un fabuleux chantage implicite: «je suis le seul à pouvoir éviter le coup d'État qui se réaliserait de toute façon à mon profit»! En définitive, soulignent ces optimistes, un tel coup de force aboutit à une refondation institutionnelle, économique, géopolitique ayant sorti la France de l'ornière. Monti fera de même pour l'Italie (tout comme Lucas Papademos en Grèce).

Le passé ne repasse pas comme ça. La reproduction pure et simple n'existe pas. Il y a toujours de l'innovation à l'œuvre. Et une fois de plus, l'Italie sert de laboratoire. Ce qui se concocte dans le chaudron romain n'est pas le retour à Mussolini. Mais plutôt à ce qui est désigné, outre-Manche, comme l'avènement d'une «junte civile». Ou d'une «dictature grise».

Or la confusion est telle, la gauche à ce point aphasique, la crise déjà tellement intériorisée, que c'est un jeune conservateur britannique, Daniel Hannan, qui désigne le mieux et le plus nettement les choses, dans un hémicycle comptant plus que jamais pour du beurre: le Parlement européen. C'était le 18 novembre 2011. Il criait au coup d'État et voyait déjà les lumières s'éteindre en Europe...





«Républiques bananières et leaders chaotiques»



«Nous n'avons pas besoin d'élections mais de réformes», a déclaré le 11 novembre le président du Conseil européen, Herman Van Rompuy, dans undiscours où perce une musique jadis interprétée au plus fort d'une crise: «Vous souffrirez encore. Beaucoup d'entre vous ne retrouveront pas leur métier ou leur maison. Votre vie sera dure. Ce n'est pas moi qui vous bernerai par des paroles trompeuses. Je hais les mensonges qui vous ont fait tant de mal.» (Philippe Pétain, appel du 25 juin 1940.)

Un politologue de l'université de Gand, Hendrik Vos, ne s'y est pas trompé, qui déclare dans les colonnes du Standaard: «Lorsqu'un leader africain dit une chose pareille, il ne faut généralement pas plus de 5 minutes avant d'entendre les premières réactions d'indignation de l'Union européenne. L'index européen se lève alors, suivi d'une leçon de démocratie et d'un discours élogieux sur les élections. Lorsqu'un homme comme Van Rompuy émet des déclarations généralement associées aux républiques bananières et à leurs leaders chaotiques, cela en dit long sur la gravité de la situation de l'Europe aujourd'hui.»

La synarchie, ce gouvernement des avertis qui en vaut deux, a toujours tenté les démocraties dans la tourmente: fini le bla-bla oiseux, passons à l'action éclairée... Un expert de rencontre, Fabrizio Tassinari, vient de publier dans Les Échos ainsi que dans d'autres feuilles du vieux continent, un «Éloge aux technocrates», dans lequel il se délecte, en faisant à peine mine de s'apitoyer, d'un sondage du quotidien La Repubblica: «Plus de 22% de la population italienne ne voit pas de grandes différences entre un régime autoritaire et un système de gouvernement démocratique. Un autre 10% estime qu'un régime autoritaire est préférable à un système politique démocratique et le juge plus efficace.» Bref, le moment est venu, le peuple est mûr, faisons passer pour progrès organisationnel une régression démocratique...

En France, parce que tel pourrait être le bon plaisir politique de M. Sarkozy, la dégénérescence politique pourrait se parer des habits d'une «union nationale». Ce serait un piège qui refermerait ses deux mâchoires sur la démocratie délibérative et donc sur la liberté d'expression: silence dans les rangs du fait de la crise; plus besoin de se perdre en logomachies puisque l'essentiel de la nation est solidaire dans l'effort gouvernemental...


La question n'est donc plus de savoir si l'euro va tomber, mais s'il entraînera nos libertés dans sa chute. Des singeurs de Clemenceau s'annoncent, qui clameront bientôt peut-être, à l'encontre des ennemis de l'intérieur: «Ni trahison, ni demi-trahison, la guerre, rien que la guerre» (déclaration ministérielle du 20 novembre 1917). La critique s'apparentera-t-elle alors à un coup de poignard dans le dos? La presse qui refusera de marcher au pas et d'imprimer la cadence sera-t-elle traitée comme une Cinquième colonne?

À ceux qui seraient tentés de jouer au Tigre en ne gardant que les griffes, en oubliant la dent dure contre les ennemis de la démocratie, rappelons que Clemenceau demeura profondément républicain. Lorsqu'il présente aux députés son programme de gouvernement, il précise, au beau milieu de sa rhétorique martiale: «Nous sommes sous votre contrôle. La question de confiance sera toujours posée.»

Et le futur Père-la-Victoire refuse l'orgie de censure qui lui est réclamée, le 8 mars 1918, à la Chambre. Avant de magnifier son mérite et son action («toute ma politique tend à ce but : maintenir le moral du peuple français à travers une crise qui est la pire de toute son histoire»), avant de reprendre son numéro de samouraï («Ma politique étrangère et ma politique intérieure, c'est tout un. Politique intérieure, je fais la guerre ; politique étrangère, je fais la guerre. Je fais toujours la guerre»), Clemenceau se pose en chantre d'une presse autant que possible émancipée, face à des parlementaires tentés par la veulerie: «Vous êtes de grands libertaires, mais, pendant trois ans, vous avez vraiment pris un peu trop facilement l'habitude d'être protégés par la censure.»

Le vieux président du Conseil pousse alors ce cri, que l'on voudrait croire du cœur (même s'il lui permet, en l'occurrence, de stigmatiser quelques socialistes sur sa gauche...): « Je dis que les républicains ne doivent pas avoir peur de la liberté de la presse. N'avoir pas peur de la liberté de la presse, c'est savoir qu'elle comporte des excès. C'est pour cela qu'il y a des lois contre la diffamation dans tous les pays de liberté, des lois qui protègent les citoyens contre les excès de cette liberté. Je ne vous empêche pas d'en user. Il y a mieux: il y a des lois de liberté dont vous pouvez user comme vos adversaires; rien ne s'y oppose; les voies de la liberté vous sont ouvertes; vous pouvez écrire, d'autres ont la liberté de cette tribune; ils peuvent y monter comme vient de le faire l'honorable monsieur Painlevé. De quoi vous plaignez-vous? Il faut savoir supporter les campagnes; il faut savoir défendre la République autrement que par des gesticulations, par des vociférations et par des cris inarticulés. Parlez, discutez, prouvez aux adversaires qu'ils ont tort et ainsi maintenez et gardez avec vous la majorité du pays qui vous est acquise.»

A ceux qui exigeraient un silence révérencieux, une approbation lâche, une adhésion aliénée pour prix de leur guerre économique capable de terrasser la crise, il faudrait sans relâche rappeler Clemenceau, voire Churchill un quart de siècle plus tard à Londres: aucune démocratie ne saurait être muette, aucun pouvoir constitutionnel ne saurait être sourd.

Dessin de Daumier

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