jeudi 13 octobre 2011

Ethiopie: au pays des disettes, les grands groupes se ruent sur les terres agricoles


Ethiopie, une correspondance de Vincent Defait

Le ronronnement de la machine lui colle un sourire au visage. François Achour s'arrête un instant, puis distribue les compliments aux ingénieurs et techniciens. « Quel joli bruit ! Quel joli bruit ! Du bon travail, du très bon travail ! » L'homme d'affaires est aux anges.

Son usine donne des signes de bonne santé. Bientôt, elle produira des milliers de litres d'huile d'arachide. Et ils se traduiront en substantiels bénéfices pour lui et ses associés d'Acazis, une entreprise à capitaux allemands, suisses et français, cotée à la bourse de Francfort. L'usine d'Acazis ne se situe pas sur les bords du Main, mais dans la région d'Harar, dans le fin fond de l'Ethiopie, à 150 kilomètres de la frontière somalienne et un peu plus de Djibouti.




François Achour, manager de l'usine et de ses 55.560 hectares.© (V.D.)

C'est ici, à 40 minutes de tape-fesses sur une piste caillouteuse du bourg le plus proche, que François Achour fait visiter « la plus grande usine d'Afrique de raffinage d'huile d'arachide ». Du troisième étage de l'édifice, on distingue au loin les montagnes qui limitent les 56.560 hectares que le gouvernement éthiopien loue « à bas prix », dixit le manager, pendant 49 ans renouvelables. Soit un« actif monstrueux » de 450 kilomètres de long et 150 kilomètres de large de terres « où tout ne demande qu'à pousser », se réjouit le Marseillais, qui réside depuis deux ans en Ethiopie. Le tout, donc, pour une somme dérisoire mais « confidentielle ».

Arrivés pour y produire du biocarburant à base d'huile de ricin, les actionnaires d'Acazis ont finalement opté pour la production d'huile de table, après d'improbables déboires avec des entrepreneurs israéliens crapuleux. A priori, tout joue désormais en leur faveur : des cultures de cacahuètes à perte de vue, des terres fertiles, une main-d'œuvre à peu de frais et un marché énorme dans un pays qui importe 85% de sa consommation. À elle seule, l'usine des Européens peut fournir plus que l'ensemble des huileries du pays.

Autant dire que les financiers d'Acazis ont été accueillis à bras ouverts par le gouvernement éthiopien. Les banques d'Etat leur octroient des prêts à des taux préférentiels. Le ministre de l'énergie a fait le nécessaire pour acheminer l'électricité jusqu'à l'usine et la piste qui y mène devrait à terme céder la place à une route bitumée.

Des anecdotes de dîners et de rendez-vous avec les plus hauts représentants du pays, François Achour en a par paquets. L'Etat éthiopien, propriétaire des terres, veut attirer les investisseurs étrangers et il y parvient. Son but : louer 3 millions d'hectares d'ici deux ans et industrialiser le pays au pas de charge. « En Ethiopie, tout est à faire. On peut s'enrichir très vite ici, s'enthousiasme François Achour. Ce pays a une croissance de plus de 10% et va s'ouvrir grâce à des entreprises comme la nôtre. »

Près de 5 millions de personnes frappées par les disettes


De quoi s'attirer un flot de critiques alors qu'une très grave crise alimentaire frappe plusieurs pays de la Corne de l'Afrique. En Ethiopie, 4,6 millions de personnes ont officiellement besoin d'une aide alimentaire d'urgence d'ici à décembre! En tout, 9 millions d'Ethiopiens bénéficient d'un soutien à court ou long terme, soit plus de 10% de la population. Les affamés contre les investisseurs étrangers ? La comparaison ne tient pas, selon François Achour.

L'usine d'Acazis, société à capitaux européens.© (V.D.)

« Nos terres étaient inutilisées. Le jour où toutes les terres du pays seront exploitées, la question de leur utilisation, et par qui, se posera. Des investisseurs étrangers comme nous n'occupent que 3% des terres arables du pays », expliquait-il, quelques jours plus tôt, dans son bureau d'Addis-Abeba. Un chiffre plausible dans un pays rural grand comme deux fois la France mais difficile à vérifier, le ministère de l'Agriculture ayant refusé de nous répondre malgré plusieurs sollicitations.

D'après l'organisation International Land Coalition, plus de deux millions d'hectares ont déjà été loués à des investisseurs privés. Pour l'homme d'affaire français, « le deal est simple : l'Ethiopie a des terres et des travailleurs. Nous apportons des devises étrangères, de la technologie et du savoir-faire ». Puis, de sa gouaille marseillaise: « Ce gouvernement fait face à la réalité, pas à la théorie de la rive gauche. »

Offrir ses terres à des investisseurs étrangers permettra-t-il à l'Ethiopie de mettre fin aux disettes récurrentes et d'assurer à son peuple une sécurité alimentaire? « Les preuves sont peu nombreuses », répond sans évoquer précisément le cas éthiopien, dans un rapport publié en juillet 2011, le panel d'experts sur la sécurité alimentaire et la nutrition (HLPE) du comité de l'ONU sur la sécurité alimentaire mondiale. « Au contraire, les investissements à large échelle provoquent des dégâts en matière de sécurité alimentaire, de revenus, de niveau de vie et d'environnement pour les populations locales. »
C'est le cas quand l'accord conclu entre le gouvernement du pays hôte et les investisseurs n'inclut pas la troisième partie prenante de l'opération : les gens vivant sur les terres louées ou vendues, et soudain dépourvus de leur gagne-pain. Leur sort est dès lors tout entier entre les mains des investisseurs, plus ou moins altruistes. Quelque 50 à 80 millions d'hectares de terre ont été sujets à de telles tractations dans le monde, en particulier après la flambée des prix de 2008, d'après le rapport du panel d'experts.

« Cette inégalité dans le marché conclu est exacerbée quand les paysans dont les terres ont été acquises pour des projets d'investissements étrangers n'ont pas de titres formels sur ces terres mais les ont utilisées via des arrangements coutumiers », souligne une étude de l'IFPRI (International Food Policy Research Institute) datant de 2009.

Venus d'Inde ou d'Arabie saoudite

Et les investisseurs, qui sont-ils ? Ils viennent en général de pays qui conjuguent de faibles ressources alimentaires et un gros pouvoir d'achat, comme les Etats du Golfe, ou des pays très peuplés avec des problèmes de sécurité alimentaire comme la Chine ou l'Inde, résume l'étude de l'IFPRI.



Harateria, le gros bourg proche de l'usine.© (V.D.)

En Ethiopie, l'un des champions en la matière est saoudien et s'appelle Mohammed al-Amoudi. À la tête de la seconde fortune d'Arabie saoudite, le cheick a annoncé, en mars dernier, via son entreprise éthiopienne Saudi Star Agricultural Development Plc, qu'il investirait 2,5 milliards de dollars d'ici 2020 dans la culture du riz. Quelle part de la récolte restera dans le pays ? Les termes de l'accord passé avec le gouvernement, s'il existe, sont gardés secrets.

L'un de ses concurrents, le groupe indien Karuturi Global Ltd, leader dans la floriculture en Afrique, devrait très vite recouvrir 300.000 hectares de la région de Gambella, près du Soudan, de riz, de maïs, d'huile de palme, de coton et de sorgho. Son représentant en Ethiopie, Birinder Singh, s'exprime avec un cynisme sans borne:« Le gouvernement est venu nous chercher, nous avons décidé de relever ce défi. En Inde, les terres arables coûtent cher et sont peu disponibles. » De plus, l'Ethiopie est « politiquement stable, sans corruption, sans problème de sécurité et avec un sol très fertile. Et puis l'Inde n'est qu'à 6 heures de vol d'ici », explique-t-il dans son bureau d'Addis-Abeba.

Les récoltes seront-elles, comme les fleurs, « exportées à 100% » ?« Si l'Afrique en a besoin et peut payer, pourquoi ne pas les lui vendre ? Ou alors au PAM (Programme alimentaire mondial), pour qui cela reviendrait moins cher que d'importer l'aide alimentaire. Aux gens de saisir l'opportunité. » Conclusion de Birinder Singh : « Pour nous, le monde est un marché. » Et l'Ethiopie en fait partie. Tant pis si, dans la région de Gambella, il a fallu « reloger » quelques milliers de personnes qui occupaient les terres allouées par le gouvernement.

Quid, justement, des Éthiopiens ? « L'investissement mène à la prospérité et cette prospérité bénéficiera à tout le monde », assure l'homme d'affaires indien, sûr de lui. « Les conditions de vie s'amélioreront. Au Kenya, nous avons construit notre propre école et notre hôpital. Pourquoi ne pas le faire en Ethiopie ? »

Un hôpital, puis une brigade de pompiers. C'est ce que François Achour et ses associés d'Acazis promettent de construire et de mettre au service de la population des villages voisins de l'usine.« Quand tu peux renvoyer l'ascenseur au pays qui t'accueille, tu le fais », dit-il. Ce qui signifie aussi des salaires, pour les cadres, de 15.000 birrs par mois (600 euros), qui doubleront dès les premiers bénéfices engrangés, assure-t-il. Cela représente une fortune dans un pays où un fonctionnaire moyen gagne environ 4.500 birrs (180 euros).

De plus, Acazis assure qu'elle achètera, en plus de sa propre production, les récoltes de paysans des villages voisins. Autant d'indices, pour les dirigeants d'Acazis, que l'image d'investisseurs étrangers faisant des profits sur le dos d'Africains pauvres est biaisée.

Au pied de l'usine pimpante, son collègue Andreas Schaer tente de redorer l'image de ces grands groupes et s'explique : « On essaye de construire un projet en faisant du profit, mais aussi en apportant quelque chose aux gens. On leur offre du travail, on leur montre notre façon de travailler et d'entretenir le matériel. On offre une possibilité, ensuite c'est à chacun de voir. On ne va pas aller dans chaque village en disant aux gens de faire ci ou ça. »

La piste en terre qui mène à l'usine.© (V.D.)

Au premier abord, la recette pourrait sembler bonne. À Harateria, un gros bourg où se croisent les paysans de la région chargés de leur récolte, personne ne se plaint aujourd'hui de la présence des Européens.« On a l'électricité et bientôt la route sera construite. Le gouvernement n'aurait jamais fait cela sans l'usine », assure un fonctionnaire à moto. Un jeune homme, son CV à la main, nous prenant pour des représentants d'Acazis, se réjouit des emplois offerts... Même si lui n'a encore rien trouvé.

Un peu plus loin, rejoignant leur village, des femmes s'entassent dans un minibus, des ballots sur les genoux. « Ceux qui voulaient du travail en ont eu et l'usine a promis d'acheter nos cacahuètes à bon prix », assure l'une d'entre elles. « Ceux qui ont accepté de quitter leurs terres ont reçu entre 5.000 birrs (200 euros) et 15.000 birrs (600 euros) », ajoute une autre sans savoir qui a donné cet argent. « Personne ne dira son mécontentement, sourit notre traducteur. Le sujet est trop sensible pour le gouvernement. »Et l'avenir dira si l'Ethiopie récoltera quelques fruits de ce nouvel eldorado pour grands groupes étrangers.

Vincent Defait

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire