mardi 27 septembre 2011

Wangari Maathai, la dernière reine de la nature


Prix Nobel de la paix 2004, la Kényane Wangari Maathai est décédée dimanche à l'âge de 71 ans des suites d'un cancer. Elle avait fait de la forêt le symbole de son combat. Voici ce qu'elle répondait à L'Express en 2006.

Née en 1940 dans les hauts plateaux du Kenya, Wangari Maathai a reçu le prix Nobel de la paix en 2004 pour "sa contribution en faveur du développement durable, de la démocratie et de la paix".

Biologiste, enseignante, militante des droits de l'homme et, dans son pays, ministre de l'Environnement, elle a fondé voilà trente ans une organisation, le Green Belt Movement (Mouvement de la Ceinture verte), qui aurait planté quelque 30 millions d'arbres en Afrique orientale. Son combat pour la biodiversité n'a guère de précédent.

Quel est le lien entre les arbres et l'idée de paix, au nom de laquelle vous avez reçu, il y a deux ans, le prix Nobel ? 

L'arbre est un symbole des ressources en général. Quand je pense à l'arbre, c'est ainsi que je le vois: comme une richesse de grande valeur, car il rend de nombreux services. Or la dégradation ou la diminution des ressources est à l'origine de nombreux conflits; leur distribution inéquitable amène les populations à lutter les unes contre les autres.

Un exemple ?

Ici, au Kenya, il y a une majorité de bergers, auxquels s'ajoutent des fermiers. Ces deux communautés vivent côte à côte, le plus souvent. Mais, lorsque les troupeaux sont trop nombreux, les animaux épuisent la terre, et les bergers se rapprochent des zones agricoles. Cela crée des tensions. Prenons un autre cas. Quand l'environnement est dégradé - sur le flanc des collines, par exemple - l'eau ne coule pas, ou trop peu. La végétation est alors insuffisante, et les bergers mènent leurs troupeaux dans les hauteurs. Tôt ou tard, un conflit les oppose aux fermiers. Cela se produit régulièrement: toujours en quête de ressources nouvelles, les communautés se déplacent sans cesse. A l'échelle planétaire, ces phénomènes sont souvent liés à la présence de minéraux, de pétrole ou de larges arpents de forêt, dont certains veulent tirer profit. La gestion durable des ressources et leur partage équitable sont un préalable indispensable à la paix.

Les conflits ont-ils souvent pour origine une distribution inégale des ressources ?

Bien sûr. Voyez le Darfour. Dans le sud vit une population de fermiers: l'eau et la végétation y sont très présentes. Depuis le nord, où sévit la sécheresse, des villageois cherchent à migrer vers le sud, à la recherche d'eau et de nombreuses richesses. D'autres y sont attirés par le pétrole, qui pourrait se trouver dans le sous-sol. Au Congo, voilà des années que les hommes se battent afin de régner sur la forêt et sur les zones riches en minéraux précieux. Et, au Liberia, les acteurs se disputaient la possession des mines de diamant.

N'est-ce pas une constante dans l'histoire de l'espèce humaine ? 
Nous nous sommes souvent battus pour des ressources.

Certes, mais celles-ci sont de moins en moins nombreuses, alors que la population, elle, ne cesse de s'étendre. A nous de trouver les moyens pour mieux gérer les richesses existantes. C'est la raison pour laquelle, sans doute, le comité Nobel m'a attribué son prix. Mais la bonne gouvernance représente un autre aspect essentiel: l'Etat de droit, la justice, le respect des droits de l'homme ? dont l'absence accroît les risques de conflit.

La bonne gestion des ressources et le maintien de la biodiversité seraient des priorités plus urgentes que la lutte contre la pollution ou le réchauffement de la planète ? 

Les deux facteurs que vous évoquez sont des symptômes de notre incapacité à gérer les ressources de manière responsable et durable.

N'est-il pas paradoxal que ces questions soient souvent jugées plus urgentes dans les pays développés du Nord que dans ceux du Sud, où l'agriculture joue pourtant un rôle essentiel ?

Dans le Sud, en effet, de nombreux gouvernements exigent le droit d'user des ressources locales comme bon leur semble, afin de développer l'économie nationale. Or c'est aux pays pauvres de gérer leurs ressources de la manière la plus équitable, car ils seront les principaux perdants s'ils persistent à fermer les yeux sur cette question. Le réchauffement climatique affectera les pays tropicaux bien davantage que ceux des zones tempérées. A ceux qui prétendent que le respect de l'environnement est un luxe de riches, je réponds que c'est aussi une question de survie pour les pauvres.

Votre organisation prétend avoir planté quelque 30 millions d'arbres. Au Kenya, cependant, la déforestation demeure un problème grave. Jusqu'à quel point ces processus sont-ils réversibles ? 

30 millions d'arbres, ce n'est pas assez. Si tout le monde en avait planté, dans ce pays, nous ne souffririons pas des inondations que nous connaissons dans l'est du territoire, ni des longues périodes de sécheresse. La neige ne fondrait pas, sans doute, sur les flancs du Kilimandjaro. Le cours des rivières ne se serait pas asséché. Plus généralement, au fond, la question est simple: que faudra-t-il pour que nous, membres de l'espèce humaine, sachions enfin apprécier ce qui nous entoure ? Que faire pour que l'homme assume ses responsabilités ?

C'est aux citoyens et aux gouvernants de mener des actions, mais ce n'est pas toujours simple. Prenez mon cas. Je suis ministre dans le gouvernement de mon pays. Je tente désespérément de convaincre mes collègues de l'importance qu'il y a à protéger nos forêts, en particulier dans les régions montagneuses: ces sites de biodiversité sont irremplaçables. Et pourtant, le gouvernement auquel j'appartiens est décidé à autoriser l'exploitation du bois au coeur des forêts. En toute logique, les services du ministère de l'Agriculture devraient s'assurer que les fermiers utilisent la terre à bon escient et que nos sols cultivables ne souffrent pas de l'érosion. Ce n'est pas le cas. Le gouvernement est en place, les ministres sont nommés, le Parlement siège... mais le message ne passe pas.

Comment faire?

Moi, je suis une citoyenne de base et je fais ce que je peux. Je dépends des autres pour relayer mes paroles. En m'accordant le prix Nobel, le comité d'Oslo a donné un écho inespéré à mes efforts. Mais cela ne suffit pas, semble-t-il. Parfois, je me mets à rêver que l'Eglise pourrait endosser à son tour notre message. Si tous les prêtres et tous les pasteurs prêchaient le respect de l'environnement, l'impact serait extraordinaire.

Dans les villages, vous vous adressez à des communautés qui sont, bien souvent, les premières à surexploiter les ressources qui les entourent.

Oui, en effet. Dès le début, nous avons compris qu'il fallait travailler avec les plus pauvres. La majorité d'entre eux dépendent des ressources de base: la terre, l'eau, la forêt. Ce sont elles qui disparaissent de régions entières, au point que des populations se retrouvent, en l'espace de quelques années, dans des zones désertiques, où il arrive qu'elles meurent. Nous organisons régulièrement des séminaires, dans les hameaux, et nous tentons d'expliquer aux habitants les liens entre les problèmes qu'ils rencontrent chaque jour et la gestion des ressources. Nous nous adressons aux femmes, en particulier.

Pourquoi ?

Dans ces contrées, ce sont elles qui travaillent la terre, même si celle-ci appartient souvent aux hommes. Ce sont elles, aussi, qui puisent l'eau, collectent le bois de chauffe... En toute logique, nous devons nous adresser à elles et les mettre en garde: "Si vous pensez que le paysage s'est dégradé, imaginez le désastre qui pourrait se produire d'ici à une vingtaine d'années." Petit à petit, nous les amenons à comprendre les liens de cause à effet qui sont à l'origine de la dégradation de l'environnement. Alors, seulement, elles sont prêtes à participer à un programme de réhabilitation, afin de rompre le cercle vicieux.

Comment faire ?

Pour commencer, puisque cela ne nécessite pas de connaissances particulières, ni de grands moyens, ni une technologie très poussée, le plus simple est de planter des arbres. En l'espace de dix à quinze ans, ils poussent, puis fournissent du bois de chauffe, de l'ombre, des fruits. Et ils améliorent le microclimat. Notre plus gros problème, désormais, c'est de répondre à la forte demande. Avec l'aide des Nations unies, j'ai lancé une campagne pour planter 1 milliard d'arbres à la surface du globe. Il n'est pas nécessaire de siéger au gouvernement, d'être ministre ou d'être riche pour participer!

Vous insistez souvent sur l'importance de la diversité culturelle. Pourquoi?

Dans la plupart des sociétés, les aînés, en particulier, savent comment vivre en harmonie avec leur environnement. Chacun doit comprendre qu'une forêt, par exemple, ce n'est pas qu'une addition d'arbres qui permettent de marcher à l'ombre; c'est un écosystème qui favorise l'apparition de champignons, au sol, et un large éventail d'espèces végétales et animales. Respecter la diversité de la nature permet, dans un deuxième temps, de comprendre les besoins des communautés humaines, dans toutes leurs différences. Cela rend humble.

L'explosion démographique mondiale et le développement économique ne rendent-ils pas inévitable une compétition accrue pour les ressources ?

Si, surtout en Afrique. Mais tout cela m'inquiète moins que l'ignorance, réelle ou feinte, concernant les dégradations de l'environnement. Prenez ma région natale, dans le nord du pays. Je suis née à moins de 5 kilomètres de la forêt. Quand j'étais petite, les rivières étaient nombreuses et longées d'herbes folles. J'y observais les têtards, puis je jouais avec les grenouilles. A présent, c'est une zone semi-désertique. La mauvaise gestion de la forêt est à l'origine du désastre: les arbres indigènes ont été coupés pour faire place à des essences exotiques, qui ont contribué à tuer des espèces animales et végétales, tout en sapant les nappes phréatiques. Les cours d'eau sont réduits à de simples ruisseaux, quand ils n'ont pas disparu tout à fait. Ce processus n'est pas inévitable; il peut être stoppé.

Quel est votre endroit préféré au monde ?

Malgré tout ce que je viens de vous dire, cela reste ma région natale. Traverser un ruisseau me rappelle les rivières d'autrefois. Les fleurs sauvages me mettent en joie. Les arbustes sont d'un vert profond et, quand ils fleurissent, pendant la saison des pluies, ils s'éclairent d'un jaune vif; les pétales, qui virevoltent dans le vent, se tournent vers le ciel. J'aime les sons, aussi: les oiseaux chantent le matin et le soir, vers 18 heures, peu avant le coucher du soleil. La lumière est magnifique, car l'équateur n'est pas loin. Quand je me repose, là-bas, à la nuit tombée, je suis parfois plongée dans l'obscurité totale, car mon village n'est toujours pas relié au réseau électrique. Et je retrouve alors les sensations que j'éprouvais, dans ces mêmes lieux, lorsque j'étais enfant. 

Marc Epstein

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