mercredi 3 août 2011

L'enfant et la dette


Il n’est pas toujours inutile de retourner en enfance.
La digestion de ce qui fut stupéfiant, en l’enfance, et qui est devenu le naturel des jours, préserve le plus clair du temps de l’angoisse.
De l‘angoisse des fins, au premier chef.
Digérer cette épouvante de la fin, faire de la téléologie personnelle une compagne discrète, une présence furtive, par exemple, sauve du vertige.
De ce vertige enfantin face à l’absurde, à l’injuste terrassants des fins.
Il n’est pas toujours inutile de retourner en enfance.
Ce retour peut en passer par la formulation de questions nourries de la contestation de ce qui est « à admettre », tout à fait comme en classe de mathématiques.
Je puis refuser que deux et deux fassent quatre. Je puis faire litière de ce qui est à admettre. Je puis revenir à l’état d’enfance où deux pattes et deux pattes ne faisaient point quatre mais un cheval, un chat, la table du salon où tout cela rencontrait l’innombrable, figuré par deux arbres qui en valaient mille, deux traits de crayon qui valaient une île, un parcours, un monde.
Je puis refuser d’admettre, rendre l’étrange à son étrangeté.
Recouvrer ma stupéfaction.
J’ai oublié cette ère éprouvante de la sidération, m’est-il impossible d’y revenir ?
Peut-être l’heure est-elle venue, au plan politique, le contraste étant devenu objectivement inouï entre la violence diffuse des logiques subies par le gouverné et son acclimatation foncière à cette violence, d’en interroger l’étrange évidence.
De régresser vers une enfance politique  renvoyant à son étrangeté l’étrangeté de l’évidence agressive.
L’heure, par exemple, est à la dette.
L’heure est à la notation par des agences, dont la légitimité démocratique est le cadet des soucis, de nations millénaires à qui des siècles de raison historique ont permis de se doter de pouvoirs légitimes.
L’heure est à la fixation, par des oligarchies bancaires dont la légitimité est fonction d’étonnantes délégations (valant aliénations) reçues des pouvoirs démocratiques élus, d’une valeur de l’argent et particulièrement de l’argent à prêter, de l’argent à rembourser.
L’électeur vote pour un Raskolnikov particulièrement masochiste qui nomme, dignifie, sacre, entretient ses usuriers…
Qui les choisit même parmi les voisins de  palier, d’atelier, de classe, de génération, de destin, de ceux qui remboursent.
Il n’est pas convoqué par le politique à changer la donne, il est au mieux convoqué à se voir démocratiquement convié à l’accepter…
Allez comprendre, enfants…
La Grèce meurt de sa dette, elle s’y aliène, elle lui doit de châtier ses fils, de condamner à une subordination terrible les fils de ses fils.
Les Etats-Unis eux-mêmes sont passés près du couperet, les fonctions régaliennes sont aujourd’hui l’appendice de rois à la tête branlante.
Et la hantise du défaut de paiement d’une dette dont la valeur est ostensiblement incontestable à des yeux adultes conduit bien entendu à une souffrance au carré les débiteurs des débiteurs, ceux qui vivent au sud, souvent, et dont la misère n’est pas moins pénible au soleil.
« Argent trop cher ? » s’interroge l’enfant…
Le prix de la dette, pas son coût, son prix, est-il un Réel, a-t-il l’évidence de ce qui est de l’ordre du Réel ?
En va-t-il du prix de la dette comme de la chaleur de l’été, de la fraîcheur de l’hiver, de l’humidité de la mer et de l’aridité des déserts ?
Encore ces Réels-là se peuvent-ils contester, la subjectivité aidant…
En va-t-il du prix de la dette comme de ce dieu cartésien dont l’inexistence est impossible ?
Y a-t-il quelque part une « preuve ontologique » de la valeur de la dette, de son existence même ?
Et, dit l’enfant, s’il n’y avait pas de dette ?
Et, dit l’enfant, si la dette ne valait rien ?
Et, dit l’enfant sage ou l’enfant mûr ou l’enfant déjà fou, si la dette valait moins ?
Et si ce que vous nommez un « état » rencontrait un frère dans l’autre état ? Et si la solidarité des souffrances conduisait à une solidarité de la gouvernance économique légitime se fixant comme seuil une conception révolutionnaire, maximaliste, du désendettement : l’annulation générale, le dédommagement juste, finement relatif, des prêteurs ?
Et si le défaut de paiement général était devenu le geste politique par excellence ?
Et si le politique reprenait barre sur la définition de la valeur de l’argent ?
Et si le politique oeuvrait, la dette refoulée comme un traumatisme, depuis la légitimité des élus réunis,  appuyée sur le conseil d’experts structurellement subordonnés, à  la mise en congruence générale de la richesse matérielle et humaine des territoires et de la valeur de la monnaie ?
Et si, et si, et si…?
Il n’est pas toujours inutile de retourner en enfance : l’on y rencontre des maîtres à qui la vérité, le règne des évidences, est accessible, et qui tirent d’erreur…
Ils rassurent : « le pire est sûr, deux et deux font quatre, la dette est colossale et vaut quatre mais l’on s’y fait comme l’on se fait à la mort. 
Si un doute subsiste en vous, écrivez des poèmes… »

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