lundi 13 juin 2011

Pour une désobéissance civile généralisée


http://www.monde-libertaire.fr/hors-serie-n39-15-juillet-8-septembre-2010



L’insoumission individuelle surgit comme le premier pas vers la désobéissance collective. « Je me révolte, donc nous sommes », écrivait Camus. Encore faut-il savoir que toute insoumission coûte et faut-il accepter d’en payer le prix. Avoir une opinion sur le monde et sur l’injustice qui y règne peut être sans conséquences. Une opinion n’est pas une conviction profonde, elle peut être tue ; la conviction exige un passage à l’acte ; une cohérence entre l’idée et le geste est requise ; et le passage à l’acte devient porteur de futur ; il nous fait toucher du doigt le possible. C’est ce qu’enseigna une insoumission à une guerre coloniale, acte fondateur, qui a déblayé la route.


Nous, les anarchistes, du moins se disant tels, ne sommes pas les plus forts dans le combat social ; nous sommes même très démunis face à l’État, face au capital, face aux puissances d’argent, face aux médias, face au monde de la culture ; et ces puissances nous imposent leurs lois, leur domination, leurs idéologies.
Nous résistons, bien sûr, mais difficilement, car nos ennemis ont d’énormes moyens de contrainte pour, si nécessaire, s’imposer à la fin par les armes ; armes de plus en plus sophistiquées et efficaces. Il est déjà bien loin le temps où les « fusils Chassepot faisaient merveille ». La technique a beaucoup progressé.
Est-il donc bien raisonnable, judicieux, de chercher l’affrontement sur ce terrain de la violence, avec les mêmes armes − quand bien même nous pourrions nous les procurer et voudrions nous servir de certaines − ; terrain où nous sommes sûrs de perdre, où, dans le passé, nous avons toujours perdu.
Et, si nous tenions la victoire avec ces mêmes armes que nos adversaires, serions-nous encore nous-mêmes ? Ne deviendrions-nous pas ceux que nous combattons ?

Depuis un peu moins de cent ans, l’action non violente a émergé dans les pratiques sociales. Action dont l’une des sources − du moins pour les Européens − est le petit texte de La Boétie qui le premier mit l’accent sur la servitude volontaire des peuples ; suivi d’un autre petit texte, celui de H. D. Thoreau, montant d’un cran, qui témoigna que l’on pouvait se refuser à cette soumission, que l’on pouvait désobéir ouvertement à la loi et assumer publiquement, devant l’opinion, cette désobéissance.
Plus près de nous, des libertaires, femmes et hommes, ont touché du doigt cette idée d’action : on peut citer Virginie Barbet ou Voltairine de Cleyre, mais aussi Han Ryner, Pierre Ramus, Barthélemy de Ligt et bien d’autres. Ce filon a été négligé ; sans doute que les temps n’étaient pas mûrs ou que les esprits étaient encore encombrés de notre glorieux passé.
On sait − et on ne sait quasiment que ça − que l’anarchisme s’est illustré avec éclat, durant certaines périodes, dans l’emploi de la violence et quelquefois du terrorisme. Ainsi, le grand public, travaillé par une presse aux ordres, n’a voulu voir dans l’anarchisme qu’explosions, déchaînements et fureurs. D’ailleurs, nous-mêmes, n’avons-nous pas un certain plaisir à nous faire craindre par la masse moutonnière des humains ? Or c’est ce grand public, cette opinion qu’il nous faut conquérir…
La non-violence, en tant que telle, comparée à l’anarchisme historique, est venue un peu plus tard sur la scène historique ; elle a précisé sa pratique en marchant et en hésitant sur sa dénomination : résistance passive, non-résistance, etc. Mots malheureux s’il en est ! Actuellement, le terme de « désobéissance civile » semble prendre le dessus avec en arrière-fond un souci de non-violence.
Pour autant, on ne sait pas toujours très bien de quoi on parle, on hésite sur le sens du vocabulaire, on ergote… À raison !
En effet, les entités « violence » et « non-violence » ne sont pas des absolus − du moins pour ceux qui veulent éviter une pensée dogmatique − ; l’une n’est pas toute noire quand l’autre serait toute blanche ; il y a entre ces deux notions ce que certains nomment des « zones grises » (Jacky Toublet parlait par exemple de zones de violence de basse intensité) ; oui, il faut reconnaître qu’il y a une gradation de valeur de la non-violence vers la violence, et vice versa, et qu’il reste à s’entendre sur ce que l’on veut faire dire aux mots.

Dans les années 1960-1970, la question de la « révolution non violente » était à l’ordre du jour dans les milieux du pacifisme radical, surtout anglo-saxon : on publiait sur le sujet. Puis la mode changea. On se ravisa sur les bienfaits du chambardement : les révolutions communistes étaient passées par-là, l’exercice du pouvoir « révolutionnaire » conduisait au désastre malgré l’opposition de courants plus libertaires ; même résultat avec les indépendances nationales qui se transformaient en régimes militaires en tous genres ; au bout, le désappointement ; l’absence de liberté n’amenait pas pour autant la justice sociale.
Aujourd’hui, on ne croit plus au Grand Soir, ou presque plus ; on le craindrait même pour ses conséquences…
La non-violence est-elle une alternative ?
La non-violence radicale porte l’anarchie en elle, pensent certains, mais le tout-venant de la non-violence ignore ou rejette un anarchisme synonyme pour eux de violence.
En attendant mieux, les milieux non violents s’orientent vers des activités d’éducation, de culture, de résolution non violente des conflits divers, etc., se confrontant ainsi à une réalité quotidienne du champ social. On améliorera les relations au sein de la famille, de l’école et du quartier, mais il n’est plus question de changer radicalement la société capitaliste, il ne s’agit que de « vivre autrement » dans un monde « inchangé ». Il ne s’agit que d’aménager le monde tel qu’il est.
Si la majorité des non-violents ne sont pas révolutionnaires, pour autant, de leur côté, les anarchistes ne sont pas tous des partisans de la révolution.

Les diverses actions de désobéissance civile, relativement circonscrites, dont les médias rendent compte (faucheurs, enseignants, etc.) nous questionnent par leur mode d’action directe : ces militants ne cherchent pas d’intermédiaires, leur voie n’est pas parlementaire et ils s’engagent physiquement tout en endossant les suites.
Et sans doute ces actions sont-elles la cause d’un problème qui resurgit : la non-violence peut-elle offrir des perspectives radicales ? Ou bien : la non-violence peut-elle s’ouvrir sur un horizon révolutionnaire ?
Et puis, dans le même temps, on peut se demander aussi ce que l’on entend par « révolution », sachant maintenant que toute révolution n’est pas souhaitable.
La portée de l’action serait sans doute plus à rechercher dans l’esprit des acteurs qu’inscrite dans l’action, ainsi que nous le dit Guillaume Gamblin dans Silence, n° 380 de juin 2010. Et, par ailleurs, on sait d’expérience que l’action transforme les acteurs et que la lutte devient un terrain éducatif pour une approche révolutionnaire. Ainsi, toute lutte partielle non violente nécessiterait une réflexion pour définir cet horizon de radicalité.
Il faut dire que la non-violence dans sa pratique classique fait en général un choix stratégique d’objectifs précis, plutôt modestes mais atteignables : ainsi la poignée de sel de Gandhi recueillie dans l’océan et contrevenant à une loi. C’est le système du levier : on trouve le point sensible et on appuie…
« Les OGM mènent tout droit au cœur du monopole des multinationales, de la domination économique sur le politique, de la brevetabilité du vivant, par extension du droit de propriété ! » Oui, nous sommes au cœur de la radicalité.
Cependant, de ce point de départ jusqu’à la révolution, il y a du chemin à parcourir…

Une rupture positive, soudaine et globale, est-elle possible actuellement ? Sans doute pas. Mais qui peut en jurer ? Nous avons connu quand même quelques surprises historiques : mai 1968, la chute du mur de Berlin, etc.
Les militants ouvriers à la pointe du combat ont longtemps placé leurs espoirs dans la « grève générale », pas la « grève générale d’un jour » pour quelques réformettes, la « grève générale », vraiment générale, sans durée préétablie et qu’ils nommaient « expropriatrice et gestionnaire ». Les temps ont changé, certes ; mais, cette porte bouclée, nous pouvons entrer par la fenêtre, en nommant autrement la lutte, en nous adaptant à la réalité du jour, en remplaçant la « grève générale » par la « désobéissance généralisée ».
S’il est certain que nous n’atteindrons jamais totalement la société de nos désirs, toute avancée même limitée nous donnera des forces, et chaque nouvelle victoire affermira notre confiance.
Tous nos prédécesseurs n’opposaient pas les réformes à la révolution ou, pour parler comme Élisée Reclus, ne voyaient pas de contradiction entre « l’évolution et la révolution ».
Le danger, c’est de se satisfaire trop vite d’un résultat partiel et de s’en contenter. Et rien ne dit que tous les non-violents aient des désirs révolutionnaires. Il est sûr que la plupart n’en ont pas : ils s’arrêteront donc en chemin, ils se contenteront des miettes démocratiques car ils pensent la démocratie perfectible et préférable au chaos. C’est un moindre mal en attendant… Ça se discute, et cela ne nous empêchera pas de critiquer cette démocratie « représentative ».
En fait, il nous faut sortir d’une conception figée de l’idée de révolution plus ou moins sanglante avec un « avant » où règne l’injustice et un « après » correspondant presque à nos vœux. Or l’anarchisme, ensemble malléable qui peut s’énoncer sur des registres à l’infini dans l’espace et le temps, se prête à cet aggiornamento à condition de n’en rien renier.
Sans aller si loin, sans recherches historiques ou philosophiques, simplement en adoptant une démarche expérimentale sans a priori, des militants anarchistes se sont lancés dans l’action non violente. On essaie : la démarche est quasiment scientifique.
La pratique de l’action non violente ne veut pas dire qu’il n’y aura pas des coups à prendre, de la prison à subir et des vies à donner. Évidence.
De ce côté-là, rien ne change !

André Bernard


Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire